• 20/11/2020
  • Loïc Arsal

Une danse libératrice et destructrice

Ema (Pablo Larraín, 2019)

Ema, le dernier film du réalisateur chilien Pablo Larrain (Jackie, 2016 ; Neruda, 2016 ; No, 2012) a eu droit à trois nominations à la Mostra de Venise 2019 : au Lion d'Or, meilleur scénario, et au Prix Spécial du Jury. Il ne remportera aucun de ses prix et pourtant il aurait bien mérité une récompense. Larrain nous propose ici une oeuvre sociale, dansante et musicale en utilisant le prisme des émotions les plus primitives de ses personnages afin de nous transporter dans cet univers filmique aussi graphique, sonore et sensuel que les représentations de danses contemporaines qu'il dépeint.

Ema et Gaston (Mariana Di Girolamo et Gael Garcia Bernal) , un couple chancelant depuis un tragique événement qui a fait placer leur unique enfant adoptif dans une autre famille, semble vouloir vivre pour ressentir. Ici, tout ce qui peut être lié à la société et aux institutions n'est qu'élément perturbateur et parasite. Le film alterne entre des séquences liés à la réalité de la société qui empêche Ema de revoir son fils, et des séquences où, a fin de se libérer de sa frustration et de sa colère, elle s'adonne à des activités de l'ordre du sensible : actes bisexuels (voire pansexuel puisque la question de l'orientation sexuelle du personnage ne semble pas vraiment se poser), performances de danses contemporaines qui s'opposent à celles de danses de Reggaeton dans la rue et sur les toits, destruction de biens publics au lance-flamme. Tous ces actes sont mis en scène comme des instants transcendant à la fois libérateur pour Ema et cathartique pour le spectateur. Ces sensations fortes qu'Ema tente d'expulser de son corps s'éclatent jusque dans nos rétines.

Toutes ces couleurs fluorescentes rosées, bleutées, vertes, rouges sang sont éblouissantes. Le film démarre sur une séquence d'une représentation de danse révélatrice de toute la mise en scène qui sera effective au long du film, de ses visuels jusqu'à son propos sur le besoin d'exprimer sa rage intérieure pour se libérer d'elle. On y voit un spectacle de sons et de lumières qui s'éparpilleront pertinemment tout au long de l’oeuvre. L'empreinte graphique est si forte que, pour peu que l'on y soit sensible, nous nous retrouvons happés et emportés dans son univers qui n'a de langage que le sensoriel.

La relation entre Ema et Gaston s'apparente à une relation toxique. Ils s'aiment autant qu'ils se haïssent, ils se blessent et se réconfortent mutuellement, rejettent la faute du drame qui les a détruit sur l'autre. Sans approcher le terrain des violences conjugales qui pourrait aller de pair avec la toxicité dans le couple, le film lui, nous propose une approche moins agressive, il nous montre ce poison que peut être une relation d'amour-haine. Ce poison, très effectif, s'injecte par des mots et des tromperies qui sont à la fois libérateurs mais aussi douloureux. Ema est un personnage plein de vie, mais qui se fane et cherche sa source dans la chaleur des flammes, des corps, et de l’adrénaline pour s'épanouir, se retrouver elle-même et surtout retrouver son fils.

La bande originale signée Nicolas Jaar, compositeur de musique électronique proche de l'expérimental, joue avec des morceaux aux sonorités purement sensorielles et oniriques qui résonnent et font vibrer les corps ou les apaisent et les fait pleurer. Ses morceaux s'opposent à la présence du Reggeaton qui excite les corps, comme pour leur permettre de lâcher prise et d'exprimer toutes leurs sexualités qui les brûlent de l’intérieur. Et bien que ces deux genres musicaux s'opposent, ils se complètent et viennent même parfois jusqu'à s'unir proposant un morceaux hybride fusionnant l'électro-expérimental et un rythme afro-beat sur des voix autotunés.

Ema est un film dansant qui nous parle de l'expression d'émotions primitives qui s'opposent et se complètent, comme l'amour et la haine. Cette opposition se retrouve dans chaque élément qui constitue l'essence même du film. Pablo Larrain dans Ema expérimente le son, la lumière, la disposition des corps, il joue avec les formes et les couleurs, il donne une véritable identité visuelle à son oeuvre et réussit le pari de faire un film sur l'être humain en quête d'amour et de liberté adoptant peu à peu désespérément un comportement destructeur pour arriver à ses fins.