• 03/12/2020
  • Baptiste Lechesne (L1)

Immersion dans le monde des adolescentes

Naissance des pieuvres (Céline Sciamma, 2007)

Nous pouvons nous sentir intrus dans ce vestiaire féminin dans lequel nous ne sommes peut-être jamais entrés auparavant. La caméra le filme d’une manière immersive, intrusive, parfois même voyeuriste et malsaine, et nous regardons ces jeunes filles se changer, se disputer, s’embrasser. Cela permet de nous plonger dans le monde adolescent féminin et d’en découvrir les aspects les plus sombres, au travers de trois personnages principaux de quinze ans. Floriane se fait constamment insulter et rejeter, Anne est complexée par son corps tandis que Marie, discrète et effacée, semble à l’abri des regards des autres adolescents, mais se retrouvera piégée dans les tentacules de Floriane. Nous suivons alors, le temps de leurs vacances d’été, ces jeunes filles qui découvrent le désir, l’amour et la tristesse.

Pour son premier long-métrage, Céline Sciamma nous amène dans le monde des adolescentes et dans ses médisances, ses complexes physiques, ses soirées. Le cinéma nous a habitué à voir le monde d’un point de vue masculin se croyant universel or, le regard jeune et féminin de la cinéaste en offre une perception différente, montrant notamment les hommes - rares et peu nombreux dans le film - autrement. Nous sont alors dévoilés la pression des pairs, l’insécurité physique, les premiers émois amoureux et les relations sociales parfois cruelles entre adolescents. De même que Virgin Suicides (Sofia Coppola, 1999) nous faisait entrer dans la chambre des filles et leurs soirées pyjama, Naissance des pieuvres nous fait entrer dans leur vestiaire, parfois jusqu’à nous faire ressentir de la gêne et du malaise. Le film va ainsi plus loin qu’un bon nombre de teen movies qui se contentent de nous laisser en surface des sentiments adolescents.

Aucun parent n’est d’ailleurs montré, les adolescentes sont le sujet principal du film. De plus, nous n’y voyons que quatre adultes : une gentille vieille dame, un entraîneur de natation malsain, un trentenaire qui drague Floriane en boîte de nuit, ainsi qu’une femme espiègle chargée de vérifier que les aisselles des jeunes filles sont bien épilées et rasées avant d’entrer dans l’eau. La présence malfaisante et nocive de ces adultes permet de mettre en évidence deux choses. Premièrement, nous sentons qu’il se dégage du film une dénonciation de la violence patriarcale. Les hommes y sont constamment montrés comme des pervers sexuels : l’entraîneur de natation bien plus âgé que Floriane insiste pour la masser parce qu’elle l’excite, le trentenaire en boîte de nuit n’a aucun scrupule à emmener la jeune fille dans sa voiture pour l’embrasser, et l’adolescent François, le petit copain de Floriane, abuse sexuellement d’Anna et ne la calcule que pour assouvir ses désirs et pulsions sexuelles. Ainsi, dès l’adolescence, les corps féminins n’appartiennent déjà plus à leurs propriétaires, mais au patriarcat. Deuxièmement, l’espiègle femme inspectant les aisselles de chaque fille permet de relever une autre critique sociale. En effet, la pression du paraître imposée à ces jeunes filles dans la natation synchronisée est un échantillon de la pression de l’apparence sur les femmes dans la société. Les causes que défend Céline Sciamma peuvent toutefois être très appuyées dans le film, mais n’ôtent bien évidemment en rien leur importance, permettant une prise de conscience assurée.

Les jeunes pieuvres découvrent qu’un désir n’est jamais assouvi qu’à moitié, et que ce qui est obtenu ne comblera jamais le manque.

Naissance des pieuvres est un film très réaliste qui s’appuie sur une réalisation simple et assez timide, néanmoins immersive. L’absence quasi totale de musique ajoute également une touche d’authenticité. On peut cependant reprocher au film de manquer d’intensité. Certes, il touche par son réalisme et la « vraie » vie n’est parfois pas si intense que cela ; mais le jeu de certaines actrices manque de profondeur et peut-être de direction, pour donner lieu à des scènes émotionnellement fortes et intenses. Dans les vestiaires, certaines jeunes filles récitent leur texte au lieu de jouer, et l’interprétation du personnage de Marie par Pauline Acquart, peine à être convaincante. Cependant, le jeu d’Adèle Haenel incarnant Floriane est excellent, juste et naturel, et la prestation de Louise Blachère en tant qu’Anne enrichit le film d’une touche de fraîcheur et d’humour. Les personnages sont assez stéréotypés mais restent tout de même attachants et sympathiques, et il est chose aisée de s’attacher à eux.

Le film est touchant, bouleversant, glaçant, et met l’accent sur des sujets importants par le prisme de l’adolescence. Céline Sciamma y traite intelligemment de thématiques telles que la naissance du désir, la découverte de sa sexualité, le trouble adolescent, et évoque avec justesse les litiges sentimentaux de ses personnages, jusqu’à un épilogue cohérent et émouvant. Elles qui se contentent d’un seul baiser certainement sans suite, couchent avec l’adolescent qu’elles admirent parce qu’il n’a pas trouvé mieux ; les jeunes pieuvres découvrent qu’un désir n’est jamais assouvi qu’à moitié, et que ce qui est obtenu ne comblera jamais le manque. C’est là leur seul apprentissage.