Frayeurs insomniaques : des films pour ne pas dormir
Le mois de l'horreur (Octobre 2020)
Mister Babadook (Jennifer Kent, 2014)
Sursauter devant un “jumpscare” (un brusque effet de mise-en-scène qui a pour objectif de surprendre le spectateur) et faire le même cauchemar pendant une semaine ne sont pas les mêmes frayeurs. Il y a des peurs qui nous amusent et qui nous intriguent, mais que nous oublions. D’autres nous accompagnent, nous changent, pour le meilleur comme pour le pire. La peur est une perception, une émotion, elle n’existe que dans nos têtes, mais pourtant, elle semble si vraie quand nous y sommes confrontés. Elle peut être si viscérale qu’elle peut même nous convaincre devant une oeuvre de fiction, aussi inoffensive soit-elle.
Quand on parle de peurs sur le long terme, on en trouve en général l’origine dans notre enfance : le fantôme dans le placard, le monstre sous le lit, le loup dans le grenier… Mister Babadook (titre original : The Babadook, réalisé par Jennifer Kent, 2014) joue merveilleusement avec ses peurs universelles. Profitant d’une mise en scène soignée (notamment un jeu de lumières somptueux), le film interroge nos peurs des zones d’ombre autant littéralement (les recoins d’une pièce, d’un couloir,...) que métaphoriquement (ce qu’on nous cache lorsqu’on est enfant). Pour autant, sa forme remarquable n’en oublie pas une écriture fine et une direction d’acteurs remarquable : la relation mère-fils y est d’une authenticité rare.
2 Soeurs (titre original : Janghwa, Hongryeon, de Kim Jee-woon, 2003), quant à lui, nous cache le traumatisme d’enfance pour mieux s’en servir après. On y reconnaît une générosité typique du cinéma coréen, puisque le film ne se cantonne ni à son genre ni à son twist, mais les transcende au service de l’expérience du spectateur, afin que celui-ci soit toujours surpris de la nature et du véritable thème de l’histoire.
Pour rester dans la surprise, Audition (titre original : Ôdishon, de Takashi Miike, 1999) se place dans le haut du panier. Alors que j’étais vaguement au courant d’un basculement dans le genre à un moment du film, je ne m’attendais pas à en être autant affecté émotionnellement. Pourtant, le récit pose intelligemment tous ses indices, et même si il est ostentatoire lors de sa transition lors du changement de registre, la scène finale (qui a marqué les esprits, le mien compris) se fait au naturel, sans artifice, frontalement. C’est peut-être ce qui rend le cinéma d’horreur asiatique si terrifiant : sa frontalité.
Pourtant, Noroi : The Curse (titre original: Noroi, réalisé par Kôji Shiraishi, 2005), found-footage japonais qui utilise très intelligemment la suggestion, a été une de mes plus grosses frayeurs du corpus. Même si la présence d’esprits nous vaut quelques jumpscares efficaces, c’est toujours la frontalité, avec les scènes de possession, qui m’ont le plus marqué. Le film bénéficie en plus d’un dispositif narratif qui permet d’aborder l’horreur sans pudeur, puisque le personnage principal, l’animateur d’une émission, cherche le paranormal, il ne le fuit pas.
De tous les films d’horreur japonais que j’ai vu, c’est Kaïro (réalisé par Kiyoshi Kurosawa, 2001) qui m’a le plus terrifié. Avec un concept fort en symbolisme (mais qui ne se révèle qu’en fin de film, que je n’expliquerais pas ici), le film explore la figure du fantôme en le contextualisant dans la société japonaise de 2001 : peur du nouveau millénaire, remise en question de la réalité (avec les nouvelles technologies), solitude dans un monde surpeuplé, et déshumanisation. La mise en scène, qui scrute les espaces urbains en plans fixes, rend les apparitions des fantômes glaçantes et, bien que frontales, d’une poésie rare. Pour Kiyoshi Kurosawa, il y a de la beauté dans la peur, même celle qui annonce la fin d’un monde.
Kaïro (Kiyoshi Kurosawa, 2001)
Même si l’on ne s’en aperçoit pas, à cause de la distance ou de notre égocentrisme, le monde est en train de s’écrouler. Under the Shadow (réalisé par Babak Anvari, 2016) raconte une mère et sa fille laissées par leur père (parti à la guerre), en 1988 à Téhéran, pendant la guerre Iran-Irak. Appartenant bel et bien à son genre, le film déploie la culture musulmane pour créer de la peur, avec un esprit qui hante l’appartement de la famille. Néanmoins, la terreur d’Under the Shadow ne réside pas dans ce code horrifique, mais bien dans son contexte politique : les bombardements marquent le film, le segmentent.
Certaines peurs sont contextuelles, politiques. Dans His House (réalisé par Remi Weekes, 2020), un couple de réfugiés soudanais vient s’installer en Angleterre. Arrivant à obtenir une maison, ils vont devoir faire face à un esprit maléfique, mais surtout au regard de la culture anglaise qui n’est pas prête à les accueillir, et à leur passé, qui les poursuit. Bien qu’il pâtit de scènes horrifiques trop grandiloquentes dans sa deuxième moitié, His House offre son lot de frissons quand il reste dans la suggestion. Mais on retient surtout son commentaire social, sa critique de la société anglaise (et par extension occidentale) dont la déshumanisation effraie.
Pour protéger son territoire, l’être humain est capable de violence, une force de dissuasion qui naît seulement d’une peur de l’autre. Dans Furie (réalisé par Olivier Abbou, 2019), une famille voit sa maison être envahie lors de leur retour de vacances. Critiquant autant le désir de propriété, la masculinité toxique et l’administration française, Furie est un film dense, bien qu’ayant à son avantage un récit épuré. Malgré un jeu d’acteurs parfois bancal, il a le mérite d’être un film français de genre qui ne copie pas un modèle américain qui fait la norme, et propose une plongée en enfer de son personnage principal pertinente et profondément dérangeante dans sa conclusion.
Plonger dans un personnage qui devient sadique, c’est aussi explorer ses peurs. Dans Schizophrenia (titre original : Angst, qui signifie “peur”, réalisé par Gerald Kargl, 1983), K. est sadique depuis toujours. On devine les causes de sa maladie, mais on sait qu’il est à un point de non-retour à sa sortie de prison : il veut torturer, violer et tuer. Alors que la voix-off nous confronte à ses idées les plus horribles, mais aussi à ses doutes, la mise en scène nous fait tournoyer autour de sa tête (avec une technique de “tracking” de ses mouvements, où une partie de son corps sera toujours au centre du cadre) : on ne peut pas détourner le regard. Peu importe nos opinions, notre moralité, le film nous impose de plonger dans la tête de K., partant du principe que pour comprendre le mal, il faut s’y confronter.
D’une esthétique semblable, et prenant toujours place dans une Allemagne rongée par la guerre froide, Possession (réalisé par Andrzej Zulawski, 1981) dépeint des personnages fous, altérés par une force maléfique, mais avant tout par une séparation : à la fois une séparation intime (celle d’un couple avec un enfant), et une séparation politique (l’Allemagne). Mêlant toutes les peurs liées à ces deux séparations (étrangeté de l’autre, peur de la bombe nucléaire, isolement dans la folie), le film brille par son excès, qu’il soit dans sa mise en scène (avec un grand angle constamment en mouvement) que dans son jeu d’acteur (avec des performances baroques, en particulier Isabelle Adjani qui est hypnotisante et terrifiante). C’est avec la peur la plus totale que se termine mon visionnage de films d’horreur : celle d’imaginer le jour de la fin du monde.
À toutes les échelles, les peurs nous suivent tout au long de nos vies, et forment qui nous sommes. Réciproquement, c’est notre réaction aux objets effrayants qui témoignent des aspects de notre personnalité. Bien que je ne l’ai pas interprétée, ma peur pour les fantômes et les mise en scène froides, fixes et frontales prennent sûrement leurs racines dans des souvenirs d’enfance, ou des cauchemars marquants. Les films, comme les peurs, sont des marqueurs temporels, qu’il s’agisse de nos vies individuelles, ou à l’échelle de l’histoire.