La force de vivre ensemble

Les Tortues (David Lambert, 2024)

Lorsque Henri prend sa retraite, Thom est persuadé qu'il va pouvoir profiter de son compagnon. Mais le couple ne fonctionne plus : les deux hommes se marchent dessus, et les sentiments laissent peu à peu place à la rancœur. Leur foyer devient alors le terrain de leurs coups bas et de silences pesants. Pourtant, la volonté de Thom semble inébranlable. Il résiste coûte que coûte aux multiples rejets de son mari, prêt à tout pour rester aux côtés de l'homme qu'il aime.

Car le personnage détient une précieuse ressource : l'humour. Le film, loin d'être un drame compliqué sur le conflit de deux êtres forcés de cohabiter, met en scène la quête amoureuse d'un homme doux et extrêmement jovial. Après un synopsis (et une bande annonce) plutôt pessimiste, on est agréablement surpris de la légèreté du film. On y entre en effet par une scène musicale, une jolie déclaration d'amour de Thom à Henri. Petit à petit, les tensions s'installent, mais toujours comme quelque chose d'un peu drôle, comme la chute d'une séquence. Le film est incroyablement bien rythmé, et les séquences de tension sont souvent aérées par l'arrivée de nouveaux personnages ou une touche d'humour. C'est ce qui le rend si efficace : la distance se crée au fil du quotidien, pour les personnages comme pour les spectateurs. Le conflit du couple se développe comme un duel, qui s'accentue car chacun des partis décide d'aller à chaque fois un tout petit peu plus loin. Pourtant, quand le comportement des personnages devient presque violent, rien n'est fait pour minimiser ces actes. Le film a l'intelligence de savoir faire redescendre les émotions, sans désamorcer les enjeux qu'il a mis en place.

Et c'est notamment parce qu'il porte beaucoup de tendresse sur ces personnages, laissant au spectateur le soin de les juger ou non. Au fil de l'intrigue, nous comprenons le déséquilibre du couple. Thom, un ancien DJ qui a tout abandonné par amour, un Anglais expatrié pour rejoindre son compagnon, n'a que très peu d'attache quand cette ville et peine à vendre des antiquités sur le marché. Henri de son côté découvre la vie à la retraite et ne retrouve pas dans son couple l'adrénaline et le rythme de son quotidien de policier. De cette retraite, l'un y voit un manque, l'autre quelque chose à y gagner. Celà se ressent au travers des dialogues, un mélange de français et d'anglais – un des partis pris les plus intelligents du film. Thom alterne les deux langues en fonction des situations, symbole de son statut d'étranger qui voit dans son couple un point de repère. Henri quant à lui utilise principalement le français – quand il n'est pas totalement mutique – lorsqu'il cherche à rejeter son compagnon. Malgré tout, le mélange des deux langues est un énième marqueur d'une vie commune au travers du temps. Ensemble, ils semblent s'avoir construit un langage bien à eux.

Pourquoi les tortues ? « Parce qu'elles ont une carapace,
et que ce sont des animaux qui traversent le temps. »

La maison partagée, pourtant foyer de la tension entre les deux hommes, est aussi le reflet de leur complicité. L'attention portée aux décors dégage la même tendresse que celle qu'auraient les personnages à décorer leur appartement. De multiples détails, des photos… autant de signes retraçant 30 ans de vie commune. Le lieu a une place toute particulière dans le film, et quasiment un statut de personnage. Pour ce couple homosexuel, sans enfant, dont une partie des amis sont morts du Sida, c'est en quelque sorte le fruit de leur union et ce qui les lie encore aujourd'hui. L'appartement leur a été justement légué par un ami, avec deux tortues. En échange, le couple devait y rester ensemble. La séparation, rompre cette promesse, c'est rompre la promesse des survivants, celle de de continuer à vivre heureux et à s'aimer. Et comment mettre fin à une union quand on a l'impression de trahir ses amis en plus de son compagnon ?

Le film questionne les difficultés du couple lors d'un chamboulement de vie, et de ce que cela peut remettre en question. Il parle aussi du célibat et du divorce des personnes âgées, de la peur de la solitude après une vie ensemble. C'est aussi l'émotion particulière, douce-amère, de perdre la personne auprès de qui on a construit sa carapace, on a fait communauté. Le film évoque d'ailleurs le fossé entre les générations, notamment d'homosexuels, et du lien qui peine parfois à se maintenir. La perte, le deuil, se dessinent en creux, comme un fantôme qui hante encore l'appartement. Tout à coup, la multitude de détails dans le décor devient étouffante. Les Tortues est un film de lutte pour un espace, entre les deux hommes, mais aussi entre le présent et le passé.

Lucie Graumer-Lelièvre

Les Tortues

Au cinéma le 15 mai 2024
Réalisation : David Lambert
Avec : Olivier Gourmet, Dave Johns, Brigitte Poupart et Vanessa Van Durme

David Lambert est un réalisateur, scénariste et acteur belge. Après des études de littérature et un passage par le théâtre, il entre dans le cinéma par le scénario. Il réalise son premier court métrage en 2009, Vivre encore un peu…, sélectionné dans plus de 50 festivals à travers le monde. Les Tortues est son quatrième long métrage.