Ballade nocturne
Les Anges déchus (Wong Kar-wai, 1995)
Le cinéma de Wong Kar-wai dissèque le mode de vie des habitants de Hong Kong entre les années 1960 et 1990. Sa mise en scène n'est pas clinique mais sensible. Il nous propose une carte mentale de la ville en usant continuellement d’idées nouvelles. Chacun de ses films regorge de parenthèses enchantées, d’envolées lyriques inattendues – autant de signatures qui caractérisaient déjà Les Anges déchus, sorti en 1995.
Les Anges déchus est le cinquième long-métrage de Wong Kar-wai (et constitue une suite indirecte de Chungking Express, sorti l’année précédente). On y boit, on y fume, on s’y bat avec classe. En ce sens, la scène du jukebox atteste la démarche de Wong Kar-wai : en attendant le tueur à gages dans un bar, « l’intermédiaire » (interprétée par Michelle Reis) se rapproche de la boîte luminescente. S'ensuit une rencontre figée, suspendue, à visée contemplative. Cette érotisation du beau est une obsession du réalisateur ; sa quête de la « belle image » (synonyme de pureté de l’instant présent) ne s’interrompt jamais.
Le film nous emporte alors dans un Hong Kong nocturne, vaste terrain de jeu propice à la création de plans complexes et innovants. Mais la caméra tremblante, au point de vue multiple, ne se contente pas de donner lieu à de simples effets de style. Au contraire, elle révèle les contraintes et les tiraillements d’une mégapole dont l’effervescence ne pourrait être captée par un sage cadre fixe. Il en va de même pour les néons, seule source de lumière in situ. Wong Kar-wai et son chef-opérateur, Christopher Doyle, composent avec la ville : ils se plient à cet espace pour composer leur esthétique. Les Anges déchus est un instantané de cette cité multiculturelle, juste avant sa rétrocession à la Chine. Grâce au cinéma, un pays lointain est mis à notre portée ; on voyage à notre manière.
« Il existe un oiseau sans pattes qui vole sans s'arrêter et s'endort dans le vent. Il ne se posera qu'une fois, le jour de sa mort. »
La méthode de travail du réalisateur implique un bouleversement de la chaîne de production : le montage commence durant le tournage, et le scénario est réécrit en cours de route. Ce processus se ressent fortement sur la construction du récit des Anges déchus. En effet, celui-ci se compose de séquences autonomes, chacune portée par un choix musical singulier. L’émotion des personnages est mise en avant par un montage éludant souvent toute continuité narrative. Néanmoins, l’absence de transitions n’empêche en rien la contemplation des néons, de la pluie battante et d'autres motifs apparaissant insolites devant la caméra de Wong Kar-wai. Libérés du poids de la narration, nous prêtons au contraire davantage attention à ces multiples stimuli.
Plus qu’un simple plaisir en surface, c’est toute une ambiance mélancolique qui est distillée et un étrange mélange de sentiments qui opère à travers Les Anges déchus, jusqu’à culminer dans la scène finale. À l’arrière d’une moto avec « l’intermédiaire », nous voilà pris dans un mouvement libérateur, une avancée sans but. Une nouvelle preuve que Wong Kar-wai n’est pas un cinéaste maniériste : ses effets de style ne se résument pas à de la poudre aux yeux. Au contraire, ils nous éclairent sur toute une population, sans attaches ni histoire au long cours, troublée par des mutations sociétales et des changements urbains se déployant à un rythme infernal (à l’image des oiseaux sans pattes ballottés au gré du vent qu’évoque la voix off). Cette perte de repères des Hongkongais s’incarne avec force dans la trajectoire des protagonistes des Anges déchus, portés par un grain de folie et un désir de révolte qui les pousse à avancer malgré tout. La ballade nocturne ne fait que commencer.