Les agriculteurs à bout de nerfs

Au nom de la terre (Édouard Bergeon, 2019)

  • 05/12/2019
  • Guillaume Lançon

Présenté au Festival du film francophone d'Angoulême en 2019, Au nom de la terre est un drame réalisé par Édouard Bergeon, fils d'agriculteur, sur les conditions de travail et de vie de ces derniers. Il s'inspire directement de l'existence du cinéaste et de sa famille.

Pierre Jarjeau (Guillaume Canet) a 25 ans quand il rentre du Wyoming pour retrouver sa fiancée, Claire (Veerle Baetens), et reprendre avec elle la ferme familiale. Vingt ans plus tard, l'exploitation s’est agrandie, la famille aussi. C’est le temps des jours heureux ; du moins, au début… L'affaire familiale se met en effet à crouler sous les dettes, si bien que Claire n'a d'autre choix que de cumuler deux emplois. Thomas, leur fils, jongle entre les études, le vélo et la ferme. Malgré les difficultés que connaît la famille Jarjeau, des moments de bonheur contre-balancent les problèmes d'argent, de main-d'œuvre, ainsi que les difficultés posées par ces machines neuves et chères qui ne fonctionnent pas et commencent à épuiser Pierre.

Le film est plutôt lent, Bergeon prenant le temps de nous montrer les détails : Thomas à vélo, Claire pratiquant son autre métier, Jacques (le père de Pierre, interprété par Rufus) venant vérifier si la ferme reste à flot… Le malheureux incendie qui touche la bergerie sert toutefois de point de bascule : à partir de ce moment-là, Pierre lâche prise, perd le contrôle, se renferme sur lui-même et devient violent envers les siens. C'est avec ce burn-out que les ennuis commencent pour de bon. La folie qui s'empare progressivement de Pierre nous fait entrer frontalement dans son intimité : il ne tient plus debout, prend des médicaments à outrance, récupère le tabac de ses cigarettes déjà fumées pour en fumer d'autres… En fin de compte, vous l'aurez deviné : il se suicide. Son passage par l'hôpital psychiatrique n'aura donc pas eu raison de ses conditions de travail oppressantes.

« Il y a un agriculteur chaque jour qui se donne la mort en France. »

Le plus troublant dans ce film est qu'il est inspiré d'une histoire vraie : celle du réalisateur, qui en tire une fiction lorgnant du côté du documentaire. Les images d'archives à la fin du film ne sont d'ailleurs pas sans rappeler l'issue de BlacKkKlansman (Spike Lee, 2018), autre film récent s'appuyant sur des faits réels. Cet appendice vient porter le coup de grâce au spectateur, surtout qu'il fait suite à la mention suivante s'affichant à l'écran : « Il y a un agriculteur chaque jour qui se donne la mort en France. »

Au nom de la terre rend compte d'un choc intergénérationnel (incarné par Pierre et son père) et de l'évolution de la manière dont fonctionne l'agriculture dans notre pays : auparavant, quand les finances étaient dans le rouge, les hommes travaillaient plus pour combler les trous. Aujourd'hui, comme l'a signalé Édouard Bergeon en interview, les organismes censés aider les agriculteurs à garder la tête hors de l'eau les rendent dépendants d'une surproduction ingérable tant sur le plan physique que psychologique. Au nom de la terre relaie une crise trop peu évoquée par les médias traditionnels ; à travers ce film très réussi, Bergeon s'efforce de donner de la visibilité aux travailleurs de la terre, et de sonner l'alarme d'un esclavagisme moderne qui vire à l'absurde.