Paroles de cinéastes

Entretien avec Hassan Fazili

Midnight Traveler (2019)

Hassan Fazili lors du festival Paul Va au Cinéma 2022

Hassan Fazili, réalisateur du film documentaire Midnight Traveler (2019), est venu répondre aux questions du public lors du festival Paul Va au Cinéma, à la suite de la projection de son film. Il évoque les difficultés pour les peuples migrants et pour lui, en tant que réalisateur, à faire un film sur ce vécu. Midnight Traveler raconte son histoire, lorsqu’il est forcé de fuir l’Afghanistan avec sa femme et ses deux filles pour échapper aux Talibans qui ont mis sa tête à prix. Nous vous proposons de lire les réponses qu'il a apportées lors du festival.

Hassan Fazili : Ce film n’est pas seulement l’histoire de moi et ma famille, mais l’histoire de millions de personnes dans le monde obligées de quitter leur pays à cause de la guerre. Il y a des mots qui ne sont pas que des mots, la guerre n’est qu’un seul mot qui veut dire plein de choses et qui ne se résout pas à un seul mot. C’est un mot très bizarre car c’est un mot très violent, qui détruit plein de vies. Les amis que j’ai ici ou des voisins, me demandent souvent pourquoi dans mon pays on fait beaucoup la guerre. On pose cette question à beaucoup de migrants et il est très difficile d’y répondre. Nous, nous venons à cause de la guerre mais il y a différentes attitudes : soit on soutient la guerre, soit on ferme la bouche et on ne dit rien. C’est très compliqué de comprendre pourquoi il y a cette guerre, mais on peut voir notre attitude vis-à-vis de cette guerre, la place du gouvernement, et ce qui fait le silence. Nous, nous sommes ici dans un bon environnement, tous en paix pour regarder le film, mais au même moment en Afghanistan, les gens sont en train de souffrir, des femmes sont en train de souffrir car les Talibans sont en train d’embêter les femmes. Qui est le responsable de ça ? C’est vrai qu’il y a les Talibans là-bas mais qui les soutient, qui les laisse faire ? On espère la fin de la guerre, une vie en paix et sans la guerre.

Une fois arrivé avec toutes ces images, comment arrive-t-on à trouver des gens qui soient prêts à monter et à diffuser le film ? Avez-vous trouvé des contacts assez facilement ou est-ce que ça a été difficile ?

Quand on a pris la route clandestinement pour ce voyage, j’avais deux attitudes vis-à-vis de ce film : je pensais raisonnablement qu’il n’allait jamais pouvoir se faire et qu’on allait mourir mais, du point de vue de mes sentiments, je pensais que ce film allait se faire et que je devais le faire. C’était l’espoir que ce film voie le jour qui m’a donné envie de le faire. Il y avait des collègues et des amis qui avaient promis de l'aide, en montage ou en post-production, mais pendant un an personne n’a répondu et collaboré, donc j’étais tout seul. Je pensais que mes collègues aussi avaient ce point de vue raisonnable, que je n’allais pas finir le voyage, car c’était déjà arrivé que certains meurent en chemin. Je devais faire ce film et en même temps je devais persuader les autres que ça allait être un bon film. C’est le processus pour n’importe quel réalisateur. Mais plus notre situation était difficile, meilleur était le film : c’est un peu contradictoire.

Pendant un an, je disais que ce film allait être bien puis il fallait persuader les autres que ça allait être bien. C’était très difficile au début mais, finalement, ils ont commencé à faire le montage. C’est très réussi car, actuellement, il y a au moins cent cinquante festivals où le film a été montré. Je suis très content que ce film soit vu, et en même temps il est apprécié et il change un peu le regard des autres sur les migrants. Donc, si vous êtes aussi réalisateur, je parle de mon expérience personnelle, si vous avez une idée, que vous pensez que ça va être un chef-d’œuvre, au début les producteurs vont rigoler, mais il faut vraiment donner beaucoup d’énergie pour qu’ils croient en vous. C’est la partie très difficile, mais l‘effort, l’effort et l’effort…

Comment vos enfants ont-ils fait pour maintenir une réelle éducation, apprendre à lire, à écrire, et comment fait-on pour maintenir une innocence, une naïveté chez ses enfants après tout ce qu’ils ont vécu ?

La petite n’avait que deux ans et demi quand on est partis de l’Afghanistan, donc elle n’allait pas encore à l’école. Elle a presque tout appris sur le chemin : à courir, à parler, à marcher. La grande était déjà au niveau 2 de l’école, l’équivalent d’un CE1, mais pendant tout le voyage elle n’a pas pu aller à l’école. Seulement lorsque nous étions en Serbie, la grande a pu y aller mais elle n’a rien appris car elle ne connaissait pas la langue. C’était sûrement un projet du pays de pouvoir dire combien de migrants avaient pu aller à l’école, qu’ils puissent apprendre quelque chose. J’ai essayé un peu de lui donner des cours, mais je n’y arrivais pas vraiment car il y avait beaucoup de priorités, à commencer par celle de rester en vie. Donc les études passaient un peu après tout ça. Mais je lui apprenais quand même la langue persane, les mathématiques et à écrire des histoires. Et elle m’apprenait à faire des dessins, à danser. On s’échangeait des savoirs.

Parfois on volait, comme dans Les Misérables de Victor Hugo, qui volaient du pain. Quand on était dans les camps, on n'avait pas la permission de prendre du pain dans la cuisine, donc on le volait pour le ramener dans la chambre. Il y avait les gardiens devant la porte qui ne laissaient sortir personne avec le pain donc, avec ma famille, on cachait le pain dans la manche de ma fille et on sortait comme ça de la cuisine. Pour qu’elle ne culpabilise pas je lui disais que ce n’était pas du vol, que c’était eux les méchants qui ne nous laissaient pas manger du pain. Mais c’est très difficile d’être parent et d’être obligé de voler en Europe pour manger. J’insiste sur l’Europe parce qu’en l’Europe on dit que tout est libre, qu’on peut tout faire, mais c’est un mensonge. Les aides qui partaient des pays de l’Europe de l’Ouest à l’Europe de l’Est n'arrivaient pas où on était, elles étaient volées donc nous aussi on était ensuite obligés de voler.

Je suis géographe cartographe, je vois que vous utilisez Google Maps. Est-ce que c’était votre seul outil pour vous déplacer et vous retrouver ?

C'étaient les passeurs qui connaissaient les chemins et qui nous guidaient. Pour se déplacer dans une ville on utilisait Google Maps, et le téléphone pour la traduction. On faisait tout sur le téléphone : les filles regardaient des dessins animés, moi je lisais des livres. Pendant un an et demi j’ai à peu près lu cent livres, des grands chefs-d’œuvres de littérature, et j’ai lu aussi beaucoup de romans en littérature française, c’était très bien. On faisait beaucoup avec le portable.

Est-ce que ce film est votre début en tant que réalisateur. Avez-vous d’autres idées, d’autres films à montrer, ou était-ce seulement ce témoignage que vous vouliez montrer ?

Avant ce film, j’ai réalisé beaucoup de courts métrages, des séries télévisées, j’ai aussi donné des cours de réalisation et j'ai participé à la réalisation des films de certaines personnes. On était un groupe à Kaboul, en Afghanistan, où on regardait des films de réalisateurs du monde, par exemple les films de Jean-Luc Godard ou de réalisateurs américains. L’objectif était d’apprendre à faire des films. Dans ce groupe, chacun faisait son film. Je ne peux pas dire que j’étais un réalisateur professionnel mais je travaillais beaucoup, j’étais très curieux et j’avais envie d’apprendre. Mais la plupart des choses que j’ai apprises viennent de l'époque où j’ai enseigné aux autres. Si vous aussi vous voulez faire des films, la meilleure chose est d'enseigner le peu de choses que vous savez, car c’est là où vous apprendrez le plus. J’ai enseigné à certaines personnes qui sont devenues des réalisateurs en Europe, en Afghanistan ou ailleurs.

Pourquoi ne pas avoir monté la fin du film où on vous voit arriver à bon port ? Pourquoi avoir arrêté le film à ce moment-là ?

En tant que réalisateur et en tant que migrant, je peux dire que j’ai beaucoup migré dans ma vie. Une bonne partie de ma vie a été sur la route, donc je peux dire aussi que la migration, ça ne finit pas. Je pensais que c’était la meilleure fin pour ce film, ça continue toujours. Je connais plein de gens qui sont en Europe depuis vingt, trente, quarante ans, et dont les enfants et petits-enfants sont nés ici. Pourtant on dit toujours qu’on est errants, on ne dit jamais ce qu’on va faire, on n’est jamais arrivés.

En ce qui concerne votre vie après le film, où en êtes-vous ? Est-ce que vous avez retrouvé un équilibre quelque part en Europe ? Votre famille va-t-elle bien ?

On a eu beaucoup de malheurs. Quand on est arrivé en Allemagne, le pays voulait nous renvoyer au même endroit. Le gouvernement allemand n’a pas été très tendre avec nous. Nous avons vécu un an et demi dans la peur et la crainte que la police arrive et nous renvoie. Mais pendant cette période, notre film a été réalisé et récompensé dans beaucoup de festivals dans le monde. Nous ne pouvions pas sortir de l’Allemagne mais notre film pouvait voyager comme un oiseau dans le monde. Mais mes collègues, qui participaient aux festivals à ma place, disaient des mensonges sur notre situation en Allemagne, ils nous censuraient devant les spectateurs. C’était une situation très difficile, je pensais que les collègues abusaient de notre situation, comme si le film avait été volé. C’était notre film mais ça ne l’était plus vraiment.

Nous avons ensuite trouvé beaucoup d’amis autour de nous. Notre film a été récompensé aux Berlinales, à Locarno, donc les Allemands nous ont aussi finalement soutenus et on a mis la pression sur le gouvernement pour qu’il ne nous renvoie pas. Nous avons vu beaucoup de mal du gouvernement allemand mais, en même temps, le peuple allemand était gentil avec nous. Nous vivons dans une petite ville, les filles vont à l’école et nous avons un toit sur notre tête. Les filles aiment aller à l'école, travaillent bien et parlent allemand. Ma femme est en train de l’apprendre. Moi, je travaille sur un projet de film, le scénario est en train d’être écrit. Ils ont accepté de produire le film. J’espère pouvoir faire un autre film et revenir à nouveau au festival Paul Va au Cinéma.