Le cinéma d'Apichatpong
  • Jules Dreyfus

Rendre visible par l’invisible

La caméra politique d’Apichatpong Weerasethakul

Le mystère d’Apichatpong Weerasethakul ne se situe pas forcément dans ses films de manière explicite. Connu pour son œuvre nébuleuse marquée par une forte présence fantomatique, quiconque s’étant attaqué à au moins un de ses films a dû se heurter à une forte incompréhension, due notamment au caractère folklorique de ces derniers. Les films de Weerasethakul s’inspirent du lieu dans lesquels ils sont filmés, cela impliquant qu’à un moment donné, il faut savoir reconnaître qu’on ne peut pas savoir, tout simplement car on ne partage pas la même culture. Cependant, en regardant de plus près sa filmographie, on peut remarquer que le cinéaste tend à parler constamment d’un sujet qui peut paraître universel, celui de la politique qui, comme chaque élément chez Weerasethakul, est cachée dans l’invisible de l’image.

Dès son premier long-métrage, Mysterious Object at Noon (2000), Weerasethakul donne le ton sur ce que sera son cinéma, à savoir celui du folklore et des mythes thaïlandais. Sorte de cadavre exquis filmique, on y suit le réalisateur et son équipe aller de village en village, où chacun prolonge une histoire que Weerasethakul met par la suite en scène. Ainsi, pour son premier long-métrage, le réalisateur thaïlandais donne la parole aux villages et aux villageois, et c’est à partir de leur histoire commune qu’il va faire son film. Le récit (et par extension la mise en scène, le montage, etc.) est donc catalysé par le folklore thaïlandais, ce qui peut déjà être perçu comme un geste politique, celui de placer sa caméra là où l’on ne s’y attend pas, pour voir une partie de la Thaïlande qui est loin des images touristiques pouvant circuler.

Déjà, en 1997, il avait réalisé un court-métrage nommé Thirdworld (Tiers monde en français) où il arpentait les recoins les plus pauvres de son pays et allait à la rencontre des habitants. Certains plans du court-métrage furent par la suite utilisés dans Mysterious Object at Noon, qui sonne comme un héritage politique et esthétique de Thirdworld.

Cependant ce début de carrière est assez frontal, et dit beaucoup plus directement ce que Weerasethakul pense de la politique de son pays. C’est en 2004, avec Tropical Malady, que le réalisateur entame un diptyque « officieux sans trop l’être » qui lui permet de préciser sa pensée.

Le diptyque Tropical Malady / Syndromes and a Century

En 2004 sort Tropical Malady qui permet à Weerasethakul de s'affirmer comme l’un des réalisateurs internationaux les plus importants. Prix du jury au festival de Cannes de cette année-là, ce film est en quelque sorte la confirmation auprès des critiques, après Blissfully Yours qui avait obtenu le prix Un Certain Regard à Cannes en 2002. On y suit la romance entre Keng et Tong, respectivement soldat et jeune homme de la campagne, qui bascule le jour où Tong disparaît – disparition qui coïncide avec l’attaque de vaches par une bête féroce et inconnue. Syndromes and a Century date quant à lui de 2006 et est présenté à la Mostra de Venise. Le récit est morcelé en deux temps. On se situe d’abord dans un hôpital plongé dans la nature, puis on bascule (au milieu du film) dans un hôpital de Bangkok, la capitale thaïlandaise. Le film recommence alors avec les mêmes personnages, les mêmes dialogues, mais dans un décor différent.

La ville dans Tropical Malady

La jungle dans Tropical Malady


Du point de vue narratif, Tropical Malady et Syndromes and a Century sont construits en miroir. Dans le premier, on part de la ville pour assister à une césure au milieu du film et s’enfoncer dans la jungle. Dans le second, c’est l’inverse : on se trouve d’abord dans la jungle, puis une coupe sèche au milieu du film nous emmène en plein cœur d’une ville où l’on construit des bâtiments bien plus grands que l’Homme, à l’image de l’hôpital dans lequel se situe l’action. Sont ainsi données à voir deux trajectoires différentes pour deux sens différents.

C’est le folklore qui s’empare des humains, et cette plongée dans la jungle thaïlandaise sonne comme un engloutissement des êtres.

Dans Tropical Malady, la césure était marquée par une pause dans le récit avec l’illustration d’une légende thaïlandaise, parlant d’un homme pouvant se transformer en animal. Plus tôt dans le film, une femme avait déjà raconté à Keng et Tong une légende folklorique sur un jeune moine trompant deux paysans avides d’argent. Toute la première partie du long-métrage prépare à sa seconde partie où l’on quitte les rues de Bangkok pour aller dans l’inconnu, où seule la culture thaïlandaise nous guide, ce qui n’est pas beaucoup si l’on n’y est pas habitué. Rien qu’avec la disparition de Tong et le massacre des vaches par une bête féroce tombant au même moment, on comprend rapidement que le jeune homme s’est bel et bien transformé en tigre, comme la légende le racontait [1]. Là encore, c’est le folklore qui s’empare des humains, et cette plongée dans la jungle thaïlandaise sonne comme un engloutissement des êtres. La trajectoire ville-forêt est littéralement un retour à la nature, et symboliquement un retour à la culture.

Alors, quand dans Syndromes and a Century le réalisateur effectue le mouvement inverse, ce n’est pas pour en dégager une signification différente, mais plus pour venir en complémentarité de Tropical Malady. Faire ces deux films à la suite l'un de l'autre permet de mettre en lumière une frontière interne à la Thaïlande où forêt et ville se font face, cette dernière semblant gagner de plus en plus de terrain. Face à cette dichotomie, Weerasethakul fait un choix, celui de la nature, et de la vie. La deuxième partie de Syndromes and a Century sert à cela : montrer que, dans un environnement où l’on ne prend plus la peine de construire à hauteur d’Homme, on est également dénué de toute énergie vitale.

Chaque plan est politique

Le film permet également de souligner que chacun des plans de Weerasethakul contient une valeur politique. Comme il a été dit, le cinéaste puise dans la culture thaïlandaise pour faire ses films. La culture se trouvant dans la forêt, c’est l'une des inspirations majeures du cinéaste. Filmer dans la nature, en plus de tout ce que ça peut apporter au récit, permet de construire des plans avec une « imprécision lumineuse », où la seule lumière présente est le soleil – même si celui-ci se fait parfois barrer la route par des arbres. Le résultat donne un éclairage certes inconstant à l’échelle du plan, mais qui respire le naturel. À l’inverse, si tout est égalisé et droit sans que rien ne déborde, comme c’est le cas dans la seconde partie de Syndromes and a Century, on se situe, à l’échelle du cinéma de Weerasethakul, dans le bizarre. Ce que le cadre contient n’est pas naturel ; ce qui en ressort est purement urbain, donc mort.

Parmi les nombreuses thématiques du cinéma de Weerasethakul, on peut distinguer celle des fantômes. Si l’on peut penser que ce thème est quelque peu mortifère, il n’en est rien, car c’est chez eux que se trouve tout le vivant de la culture thaïlandaise. Ainsi, filmer dans la jungle permet d’être à leur contact. Selon le cinéaste, « les fantômes se manifestaient davantage. Maintenant, même dans les zones rurales, ils se cachent, préfèrent se réfugier dans la jungle. Lentement, les fantômes disparaissent [2] ». Alors, dans son cinéma, chaque plan est bel et bien politique. S’il ne contient pas de verdure, et qu’au contraire l’urbanisation y est centrale, un dialogue sur l’histoire de la Thaïlande et de sa culture se crée tout en étant en parfaite harmonie avec le reste de son cinéma – dissimulé dans l’invisible du cadre.

Se confronter au cinéma d’Apichatpong Weerasethakul peut ne pas être chose aisée. Le style est très lent, et se base sur une culture qui nous est inconnue. Cependant, on peut considérer comme un miracle que le cinéma du réalisateur thaïlandais soit bercé par les histoires de son pays, et ne tente pas de se plier à ce que veut le gouvernement. La Thaïlande est loin de ressembler aux images que l’on peut voir sur Internet ou à la télévision. Comme un peu partout en Asie de l’Est [3], le gouvernement opère une politique d’urbanisation visant à rendre le pays plus attractif, même si cela revient à détruire son passé.

Dans Memoria, il semblerait que la politique soit à l’échelle globale du film.

C’est ce même gouvernement que Weerasethakul a récemment fui, se rendant en Colombie pour y réaliser son dernier long-métrage : Memoria. En plus de tourner hors de son pays natal (pour la première fois de sa carrière), il rassemble un casting international composé entre autres de Tilda Swinton et de Jeanne Balibar. Si l’on peut se dire que le politique est encore plus caché dans ce film, un aspect semble subsister. En effet, ce n’est pas le réalisateur de Cemetery of Splendour (2015), où des soldats étaient mystérieusement atteints d’une maladie les faisant dormir, qui va se plier à son gouvernement. Dans Memoria, il semblerait que la politique soit à l’échelle globale du film. Pour Weerasethakul, filmer hors de la Thaïlande n’est pas rien, et même s’il essaie de la chercher dans les paysages colombiens, il ne trouvera que la Colombie, tout simplement. Ainsi, l’imagerie de Memoria, différente des précédents films du cinéaste, est-elle due à un choix politique, celui de s’opposer à son gouvernement, et donc de fuir.

C’est en se plongeant dans l’invisible d’une image, qu’on se rend compte qu’un cinéma lent n’est pas forcément un cinéma sage.

[1] Ceci ne constitue pas une grande révélation vis-à-vis de l’histoire du film. Les longs-métrages de Weerasethakul sont construits pour que l’histoire soit assez anecdotique par rapport à l’ambiance qui s’en dégage et à la manière de la mettre en scène.

[2] LALANNE Jean-Marc, « En Thaïlande, en 2010, avec Apichatpong Weerasethakul et ses fantômes », Les Inrockuptibles, 2020 : https://www.lesinrocks.com/cinema/en-thailande-en-2010-avec-apichatpong-weerasethakul-et-ses-fantomes-173302-20-07-2020.

[3] On remarque beaucoup de stratégies de gentrification en Asie de l’Est, notamment en Chine (voir Séjour dans les Monts Fuchun de Gu Xiaogang, 2020) ou encore au Cambodge (voir Last Night I Saw You Smiling de Kavich Neang, 2019).