Critique de film
  • Margot Costa

Au temps en emporte l’amour

Le Secret de Brokeback Mountain (Ang Lee, 2005)

Deux comboys, un troupeau de moutons, des montagnes. Tous les prétextes pourraient être bons pour tomber dans un cliché des États-Unis à la virilité rêvée. Pourtant, ce que nous offre Le Secret de Brokeback Mountain réveille une empathie bien plus sincère et naturelle, propre à l’Homme. Allons nous balader, sentir le soleil réchauffer notre peau et notre compagnon bouleverser toutes nos certitudes.

Un retour dans les années 1960 américaines, ça vous dit ? Préparez vos bottes et vos montures, Ang Lee vous emmène en voyage le temps d’une vie. À travers son film, le réalisateur fait écho aux mouvements de libération du pays étasunien. Une libération de stéréotype et de discrimination qui date d’hier comme d’aujourd’hui. Le récit est en fait tiré d’une nouvelle éponyme, imaginée par Annie Proulx. Elle, comme Ang Lee, nous permettent de témoigner d’un amour victime de persécutions et d’inégalité. Les deux œuvres auront d’ailleurs permis de diffuser ces messages à grande échelle et de libéraliser le sujet. Sorti en 2005, le film met en scène deux jeunes hommes qui, sous leurs airs de cowboy, sont à la recherche de stabilité. Sans les figurer directement, ces personnages visent en plein cœur des sujets toujours brûlants.

L’homosexualité au cinéma ne date pas d’hier puisque nous en retrouvons déjà des allusions dans les années 1930 avec Quai des Brumes et Hôtel du Nord de Marcel Carné. Mais il faut reconnaître que Le Secret de Brokeback Mountain a touché un public plus large par sa dramaturgie qui a permis de briser toutes les barrières de genre. La romance de ces deux jeunes hommes débute par une rencontre légèrement hasardeuse en 1963, cherchant tous deux à travailler auprès d’une ferme le temps d’un été. Ang Lee choisira Jake Gyllenhaal et Heath Ledger pour s’aventurer dans ce périple montagneux. Un casting judicieux avec l'un qui joue de son regard envoûtant pour troubler le spectateur et l'autre, qui connaîtra un destin aussi malheureux que celui de son personnage.

Le réalisateur installe une telle proximité avec son spectateur, qu’il peut se sentir inclus dans la narration.

Leur rencontre pourrait sembler anodine à qui n’est pas sensible à la romance. Sans même se connaître, les deux personnages se fuient du regard, alors cachés derrière leurs chapeaux. Cela doit-il être interprété comme de la gêne ? De la timidité certainement. Mais malgré ces premiers mots assez distants, les jeunes hommes vont être tous deux envoyés dans la Brokeback Mountain pour plusieurs semaines. Un cadre idéal pour laisser paraître sa vraie nature, loin de toute civilisation. Mais faisons-nous réellement face à un duo ? Le réalisateur installe une telle proximité avec son spectateur, qu’il peut se sentir inclus dans la narration. Non pas voyeur mais compagnon de voyage, le spectateur pourra partager les plus profondes émotions des protagonistes. Grâce aux points de vue intimistes, il pourra discerner les non-dits mais aussi apercevoir les non-vus des personnages (comme la nudité de l’un quand l’autre a le dos tourné). En plus d’un voyage cartographique, traversant forêts et ruisseaux, les deux personnages vont entreprendre une quête de soi et de l’autre. Les premières taquineries et inquiétudes font peu à peu surface alors que les nuits se succèdent.

La météorologie comme la musique vont accompagner les personnages à travers leur périple. Mais en plus de les accompagner, elles seront souvent annonciatrices d’un état émotionnel. Si le film débute sur un grand soleil et un air de guitare délicat, ce n’est pas un hasard. Malgré l'homophobie présente dans ces années-là, l’amour semble être le message fort du film. Perdu en pleine nature, ce qui semble ressurgir de l’Homme est son attachement à l’autre, quel que soit son genre ou son ethnie. Cette situation leur permet de vivre quelque chose qui « ne regarde personne d’autre [qu’eux] ». Mais l’impact de l’homophobie radicale semble tout de même avoir des répercussions. Se battant à bout de force jusqu’à l’éclat d’un sang vif, les jeunes hommes mènent un combat existentiel. La colère et le ciel orageux accompagnent leur balade, intensifiant et complexifiant leur amour naissant. Leurs échanges passent alors de calmes, à de longues discussions qui mèneront à des mots cachant plus de choses que les silences.

Le film ne manque pas de nous rappeler la violence des crimes infligés aux personnes gays.

Rien ne semble plus alors satisfaisant. La séparation est inévitable lorsque vivre son amour au grand jour rime avec discrimination. Le film ne manque pas de nous rappeler la violence des crimes infligés aux personnes gays avec des images crues et percutantes. Le lien est déjà si fort avec le personnage incarné par Heath Ledger que nous ne pouvons éprouver qu’une immense empathie. Le spectateur tente de croire que « ça va aller », comme le répète à de multiples reprises le personnage de Jake Gyllenhaal à travers le film. Leur amour est si universel et attendrissant qu’il est impossible de les imaginer loin l’un de l’autre, ne serait-ce qu’un instant. Les rendez-vous mensuels dans la Brokeback Mountain seront alors la solution idoine. Cette montagne apparaîtra comme un mirage, comme un endroit rêvé où l’idylle amoureuse a sa place peu importe la météorologie, le genre ou le cadre social. Elle marquera à jamais un « passé brisé », une vie qui n’aura pas eu l’autorisation d’être vécue.

L’amour dure toujours. Pour nos jeunes amants, il aura été partagé quarante années durant. Nous spectateurs, auront eu le droit de partager une romance de trois années avec Heath Ledger, avant son départ soudain. Mais ce qu’il reste, c’est un message sur l’amour, qui détruit toutes les barrières, dont celle de la mort. Un air de guitare, qui aura d’ailleurs mérité un Oscar, et notre cœur repart dans la Brokeback Mountain. Un pari réussi pour Ang Lee qui a su, malgré des concurrents comme Le Nouveau Monde ou Orgueil et Préjugés sortis la même année, se démarquer avec un film envoûtant et rempli d’une nostalgie prenante. Un appel à l’ouverture d’esprit, un appel à l’amour d’autrui mais aussi à celui de notre nature.