Critique de film
  • Florencia Silberman

Tendresse et corruption au centre d’un homicide

Dans ses yeux (Juan José Campanella, 2009)

Un roman à écrire, un homme bouleversé par un crime, les mémoires qui révéleront la corruption qui se cache derrière le système juridique argentin. Une œuvre presque parfaite, qui tourne autour d’un meurtre et nous interroge : comment le réalisateur parvient-il à mettre en valeur la beauté d’une telle brutalité ?

Nous suivons Benjamin Espósito, un ancien employé du tribunal pénal qui vient de prendre sa retraite et se décide à écrire un roman. Il n’a pas besoin d’imaginer l’histoire, il lui suffit d’un voyage dans le passé pour raconter. Il revisite une bonne partie de sa vie, les instances d’un homicide et ses dérives insoupçonnées qui ont bouleversé sa vie, et l’histoire d’un amour secret qui le maintient coincé entre la passion et le silence.

José Campanella nous présente un passé inconnu pour beaucoup, mais présent pour tous. Nous sommes sur une montagne russe d’émotions, qui bascule entre un présent incognito et le Buenos Aires des années 1970. Non seulement le spectateur s’engage inconsciemment dans un puzzle devant l’énigme de l’affaire, mais les personnages sont représentés de telle manière que nous ressentons tout ce qui leur arrive à fleur de peau. Un film qui ne vous laissera pas sortir du fauteuil, dans lequel tout fonctionne, l’histoire d’amour, la dureté politique, l’homicide qui a tout déclenché, et bien sûr, le meilleur ami alcoolique du protagoniste.

Benjamin Espósito se décide à dévoiler un de ses fantômes du passé. Le film se déroule à partir d’un horrible féminicide, un événement à la fois déchirant, émouvant et très visuel. Le réalisateur ne laisse rien à l’imagination. Il s’agit d’une réalité brutale que l’on ne doit pas cacher sinon la servir dans un plat, toute mâchée pour le spectateur, comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art. C’est là que se présente la première des nombreuses énigmes morales du film : la divinité de la mort. La position dans laquelle se trouve la jeune femme assassinée est mise en scène si délicatement et si bien pensée qu’il est presque impossible de ne pas l’admirer. Dans ses yeux est un film à voir, impossible à ignorer, indélébile.

La fragilité que le temps impose aux faits sème le doute sur ce qui est vrai.

À partir des souvenirs du protagoniste et d’une conversation avec son ancienne collègue, Irene, l’objet d’un amour partagé mais non fleuri, on commence à découvrir des morceaux de l’histoire. Le film nous frappe au tout début par une série de plans dans lesquels on voit une gare, le début d’un voyage et des yeux au regard mélancolique et triste, comme s'il s'agissait d'un rêve. La fragilité que le temps impose aux faits sème le doute sur ce qui est vrai. Revisiter le passé, un passé aussi lointain que présent, laisse beaucoup de trous dans la construction du récit. Comme la mémoire, le crime sera plein d’incertitudes et de fissures qui laissent entrevoir qu’il y a plus que ce que nous connaissons. Qui est l’assassin ? Comment l’attraper ? Comment échapper à la corruption et à l'abus de la justice devant les droits citoyens ?

Dans sa promesse à Ricardo Morales, le partenaire de la femme assassinée, de tout faire pour trouver le coupable, Benjamin part à la recherche, avec son ami et compagnon Sandoval, d’un des suspects principaux, Isidoro Gómez. La chasse culmine avec un plan-séquence magistral, sur le terrain de football, où l’on procède à une poursuite frénétique qui ne s’arrête pas jusqu’à ce que l’on attrape le tueur présumé. C’est l’une des scènes les plus angoissantes du film et c’est beaucoup dire, car l’esthétique que Campanella nous offre est très choquante et ne laisse rien de côté. Tout est montré tel quel, le sang, les regards obscènes, les mots violents…

La figure de Pablo Sandoval est essentielle pour la suite de l’intrigue. C’est un personnage exceptionnel qui sert à faire retomber la pression en raison de son alcoolisme, mais à la fois un personnage très proche du public et un ami très fidèle. Les scènes dans lesquelles il apparaît pourraient être les plus choquantes, mémorables et émouvantes du film. Campanella réussit à susciter une sympathie pour tous les personnages qui cherchent la justice et qui sont frappés maintes et maintes fois par la dureté de la situation et par la frustration devant l’impuissance à lutter pour le « bien ».

Que sommes-nous prêts à donner pour que justice soit faite ? Quelle est la signification de ce mot ?

Et qu’est-ce qui est bien ? Parce que le réalisateur ne nous laisse pas un moment de clarté de tout le film. Depuis le début, nous pensons nous faire une idée de la fin du film, mais cette fin est inexistante, elle n’est pas écrite dans le roman d’Espósito. Nous apprenons les événements de l’histoire presque en même temps que le protagoniste. C’est pourquoi les détails sont à notre disposition, mais l’intrigue prend un tournant dans son moment final que personne n’attend. La seule chose qui nous reste à l’esprit à la fin d’une telle œuvre cinématographique est le doute sur ce qui est juste. Que sommes-nous prêts à donner pour que justice soit faite ? Quelle est la signification de ce mot ?

La représentation du passé nous fait douter des actions de ceux qui sont dans notre présent. Avec de superbes performances et une mise en scène admirable, on ne peut rien reprocher à Campanella. Ce film de 2009 n'a rien perdu de son actualité. C'est un classique du cinéma argentin à ne pas manquer. Une œuvre d’art qui engage le spectateur dans un spectacle à la fois intellectuel et visuel. Un délice artistique qui oblige à observer la bestialité humaine avec un regard d’admiration. Dans ses yeux vous convie à une lutte entre la vérité et l’inconnu. Simplement impeccable.