Critique de film
  • Antoine Coudon

L’œuvre testamentaire du style Eastwood

Gran Torino (Clint Eastwood, 2008)

Quatorze ans après sa sortie en salles, Gran Torino, réalisé par Clint Eastwood, porte toujours en lui un message et une vision acerbe des relations humaines, de la violence, du rapport à la famille et de la rédemption.

Gran Torino raconte l'histoire d'un vétéran de la guerre de Corée, dernier Américain natif de son quartier, qui voit d'autres familles et personnes de cultures différentes s'installer autour de lui. Il est présenté comme un vieil homme, dur et usé, qui en a assez des gens qui l'entourent, racontant constamment des histoires de la guerre pour établir cela. L'intrigue se développe alors qu'il décide d'aider la famille Hmong voisine, récemment installée et prise en tenaille entre les gangs asiatiques de la ville.

Ce qui frappe dans Gran Torino, c'est avant tout le traitement testamentaire qu'en fait Clint Eastwood. Celui-ci réunit tout ce qui compose son cinéma et amène à se poser la question centrale du film : comment la confrontation peut-elle faire naître « l'équilibre » ?

Le protagoniste, interprété par Eastwood, se révèle au long du film être un homme tiraillé entre son passé et un présent qui lui échappe.

Cette question peut paraître anecdotique au vu des problématiques de fond soulevées par le film, telles que la discrimination, la violence, les propos racistes, mais cette confrontation est en réalité un point de bascule majeur du film – avec en premier lieu le personnage de Walt Kowalski (Clint Eastwood), qui vient se placer en opposition directe avec les personnes qui l'entourent. D'abord caricatural dans un rôle d'ancien combattant de la guerre de Corée, aigri par la violence et les ordres exécutés, il se révèle au long du film être un homme tiraillé entre son passé et un présent qui lui échappe. C'est ainsi en le suivant dans ses choix et actes que l'on fait la découverte d’un homme bien plus ouvert et tolérant que ceux qui l'entourent. Il est cerné par des gangs latinos, asiatiques, afro-américains et une famille uniquement présente par obligation, aussi détestable que dispensable…

Cela nous amène à la deuxième thématique, et donc à la deuxième confrontation majeure : la famille. Dans le film, nous en sont présentées deux conceptions opposées : d'un côté il y a la famille de Walt, caricature de famille américaine abrutie par la modernité et l'égoïsme. De l'autre, il y a ses voisins Hmong, plus traditionalistes, attachés au respect des anciens ainsi qu'au partage. Walt trouve rapidement ses marques et sa place dans cette seconde famille, après avoir défendu à plusieurs reprises la vie de Thao et de sa sœur d'un gang Hmong proche de leur cercle.

Enfin, la violence s’impose comme troisième axe majeur du film, ponctuation destructrice puis créatrice tout au long du récit. En effet, elle est un motif symbolique extrêmement puissant, car elle vient nourrir et entraîne nos protagonistes dans une spirale toujours plus sombre. L’affrontement se joue de manière crescendo avec, d’un côté, le gang Hmong et, de l’autre, Walt. On aurait ainsi pu s’attendre à une fin digne de Règlements de comptes à O.K. Corral, mais Eastwood nous prend une nouvelle fois à contrepied en sacrifiant un ancien soldat hanté par les remords, lors de la désormais célèbre scène du briquet, après avoir fait grimper la violence durant plus d’une heure. Le meilleur moyen reste encore de lui opposer le pacifisme et, par extension, la justice des hommes. Agir sans violence pour mieux la dénoncer…

Le film se concentre sur l'empathie et la colère, pour jouer la carte d'une confrontation directe entre les protagonistes et les spectateurs.

C'est par cette permanente inversion de valeurs qu'Eastwood réussit à nous livrer un film d'une justesse exceptionnelle. Le film joue sur l'esthétique, prenant comme parti d'aboutir une forme résolument classique. On relève peu de mouvements de caméra, majoritairement des plans fixes, quelques passages à la caméra portée, ainsi qu’un travail de cadrage et de lumière sur les protagonistes pour contrebalancer et faire se percuter leurs propos, à la fois crus et cinglants. Ils se révèlent alors être de formidables catalyseurs d’interdit, de colère, de rire et parfois de tristesse. Gran Torino se concentre par ailleurs particulièrement sur deux émotions précises : l'empathie et la colère, pour jouer une nouvelle fois la carte d'une confrontation directe entre les protagonistes et les spectateurs avec, d’un côté, Walt et, de l'autre, les gangs.

Gran Torino se place aujourd’hui comme l'œuvre testamentaire du style Eastwood, travaillé par ses thématiques fétiches du respect, de la croyance, de la violence ainsi que de la justice. Considéré par certains comme caricatural, ce film est en réalité bien plus fin et tolérant que ne pouvaient le laisser présager ses premières minutes. Eastwood le sait parfaitement et joue avec nous, posant des chaînes autour de chacun des camps pour mieux les faire éclater au profit du partage, du respect et de la justice. C’est par sa légèreté que l’aspect cinématographique remplit son rôle, laissant le champ libre à l'humanité. Voilà ce qu’est Gran Torino : la confrontation verbale et physique de plusieurs mondes qui s’entrechoquent pour aboutir à « l'équilibre ».