Critique de film
  • Judith Chartier

Filmer ou survivre ?

Midnight Traveler (Hassan Fazili et Emelie Mahdavian, 2019)

Midnight Traveler est un de ces films dont on ne ressort pas indemne. En 2015, menacé de mort par les Talibans, le cinéaste afghan Hassan Fazili est contraint de fuir son pays avec sa famille : sa femme, la cinéaste Fatima Hossaini, et leurs deux filles, Zahra et Nargis. Leur périple vers l'Europe ne s'achèvera que trois ans plus tard. Pendant 1h30, nous suivons leur voyage filmé grâce à trois téléphones, tenus tour à tour par chaque membre de la famille. Comment trouver le temps de filmer quand on fuit pour sa vie ?


Midnight Traveler documente et met en images une route empruntée par plusieurs milliers de migrants qui tentent l'odyssée vers l'Europe chaque année. Entre campements dans les bois sous la pluie, passages sous les fils barbelés aux frontières, racisme subi dans les rues et aux portes de camps de transit souvent insalubres (tout cela avec deux enfants !), les dangers et les moments difficiles sont nombreux. Au moment où les filles sont menacées de se faire kidnapper si la famille ne donne pas assez d'argent au passeur, la voix off de la mère se demande à elle-même : « Comment dit-on "À l'aide" en anglais ? ». De quoi nous glacer le sang... Par contraste, les instants d'insouciance des deux fillettes, entre session de danse sur une musique de Michael Jackson, jeux d'enfant sur une balançoire et regards vers le ciel, sont autant de moments de grâce et de liberté. Il y a une réelle beauté dans ce film.

L'effet presque « vlog » et la matérialité de l'image prise au téléphone nous rapprochent de l'intimité de la famille et apportent du réalisme, nécessaire pour témoigner de conditions de voyage aussi difficiles. Ce côté instantané est contrebalancé par les voix off et par des images-souvenirs qui viennent ponctuer le récit chronologique. Cela fait du film un documentaire à la première personne : on est transporté non seulement dans la réalité de leur quotidien, mais aussi dans les pensées des membres de la famille face à ce quotidien.

Le cinéaste place entre lui et la réalité la barrière de son objectif.

Dans un moment de panique où sa plus jeune fille est introuvable pendant une heure, Hassan Fazili se met à imaginer la scène d'un point de vue de cinéaste, en se disant que ce serait bien pour le film de retrouver sa fille recroquevillée derrière un buisson, avant de regretter cette pensée impure dans la seconde qui suit... La voix off du réalisateur questionne l'acte de filmer dans de telles situations. Le cinéaste place entre lui et la réalité la barrière de son objectif, et cette prise de distance lui permet de mieux supporter l'insupportable. Ce recul du réalisateur face à sa condition nous fait, nous spectateurs, prendre conscience de façon palpable de la réalité vécue : qu'aurait-on fait à sa place ? Entre vivre et filmer, faut-il choisir ? C'est là que l'acte de création comme acte de résistance commence. Hassan Fazili fuit son pays à cause d'un film qu'il a produit, mais ne s'arrête pas de filmer. C'est une nécessité : aussi bien pour se protéger de la réalité que pour saisir des instants suspendus, comme les flocons de neige qui tombent sur ce camp de transit bulgare. Il vit pour filmer, et il filme pour vivre.

Vous doutiez encore qu'un film documentaire puisse se hisser au rang de véritable film de cinéma ? Courez voir Midnight Traveler. En nous bousculant entre instants de poésie et moments tranchants de réalisme, ce film tient un discours saisissant sur le cinéma, et vient nous rappeler combien il est primordial de pouvoir être libre de faire des films, de les regarder, de les montrer. Peut-être que pour vous, le voyage ne durera qu'1h30 ; mais pour eux, « la migration ça ne finit pas, dans la tête ça ne s'arrête jamais. On est errants, on n'est jamais arrivés ».