Critique de film
  • Léo Euphrasie

L’animation selon Satoshi Kon

Millennium Actress (Satoshi Kon, 2001)

« Les films d’animation sont pour les enfants ». Que l’on soit de cet avis ou non, il n’est pas rare d’entendre ce genre d’opinion concernant le médium, de la part du grand public ou de cinéphiles, comme lors de la présentation de la catégorie « Meilleur film d’animation » des derniers Oscars. S’il existe des œuvres filmiques qui confirment ce discours, il en est d’autres qui le font mentir. Parmi l’immense panel de cinéastes de génie travaillant dans le milieu de l’animation, se trouve Satoshi Kon. Sa filmographie, plus que celle de quiconque dans son domaine, prouve à quel point cette infantilisation du cinéma dessiné est erronée. Mais en quoi l’empreinte de Satoshi Kon permet-elle de rendre l’expérience du cinéma d’animation plus mature, plus adulte ?

Après Perfect Blue (1998), son premier film et succès critique retentissant (à l’inverse des recettes), Satoshi Kon dévoile trois ans plus tard Millennium Actress. Le synopsis peut faire croire à une œuvre simpliste : un reporter et un journaliste interviewent une femme âgée racontant sa carrière d’actrice subitement arrêtée. Mais ce qui rend cette œuvre spéciale, c’est la patte de son réalisateur.

Véritable maestro du trompe-l’œil au cinéma, Kon excelle dans l’exercice d’entremêler fiction et réalité. Chiyoko, ancienne actrice en fin de vie, replonge dans ses souvenirs afin de retracer sa carrière dans le cinéma. Nous sommes alors embarqués dans un jeu entremêlant sa vie et celle des personnages qu’elle a interprétés. Le jeu ne s’arrête pas là puisqu’il nous offre également un parallèle étonnant entre les rôles et la vraie vie de Chiyoko. Elle joue parfois sa propre vie, et vit parfois ses propres rôles. Un véritable casse-tête, qui ne nous plonge cependant pas complètement dans la confusion. En effet, le passé de notre protagoniste ainsi que ses rôles au cinéma sont intiment liés à une même intrigue, celle d’une clé, confiée par un mystérieux brigand, qui ouvrirait la chose la plus importante au monde. C’est donc à travers une immense palette de techniques de montage et d’écriture que Kon parvient à nous tromper, tout en gardant son fil rouge, à l'image de scènes faisant apparaître les journalistes venus interroger Chiyoko dans les souvenirs de celle-ci.

S’il parvient aussi bien à nous tromper, c’est grâce à sa très grande connaissance du médium et de son potentiel, et surtout grâce à son amour du cinéma. Comme dans son précédent film, le septième art est au centre de la genèse. Cet hommage passe avant tout par le personnage de Chiyoko, fortement inspiré de Setsuko Hara, ancienne star du cinéma japonais et actrice fidèle de Yasujirō Ozu (Voyage à Tokyo, Printemps tardif, etc.). À l’image de Chiyoko, Setsuko Hara a subitement cessé son activité et s’est retirée dans un village loin de Tokyo après la mort d’Ozu. Sa vie a donc forgé Chiyoko, mais aussi les personnages que cette dernière interprète. Certaines scènes reprennent des cadrages ou décors similaires à ceux arpentés par la défunte actrice.

Des références et des imitations filmiques, Kon s’en sert afin de rendre hommage, oui, mais aussi afin de dresser un portrait des Ères de l’Histoire japonaise. La mort de l’empereur en fonction de l’Ère entraîne le changement du nom de celle-ci. De la période Shogunat Tokugawa (1603-1867) et ses samouraïs, en passant par l’ère Showa (1926-1989) marquée par la guerre et ses conséquences, les rôles qu’incarne Chiyoko peuvent apparaître décousus, mais ils servent également à comprendre l’état d’esprit du personnage. On la voit par exemple incarner une scientifique déterminée essayant de comprendre un Kaijū (monstre), ce qui fait alors écho à sa propre vie.

Godzilla (Ishirõ Honda, 1957)

Le Château de l’araignée (Akira Kurosawa, 1957)


Si le film brille, c’est en grande partie par le biais du développement de Chiyoko. D’une petite fille rêvant de cinéma et tombant amoureuse du premier artiste lui montrant de l’affection, son personnage mûrit et sort des stéréotypes de la majorité des personnages féminins dépeints par le cinéma. S’il y a bien une chose que l’on peut affirmer, c’est que Satoshi Kon traite ses protagonistes (toutes des femmes) avec soin, sans les réduire à de simples poursuivantes de princes charmants. Par ailleurs, cette représentation de personnages féminins tridimensionnels est omniprésente dans le cinéma d’animation japonais, que ce soit dans des œuvres comme Souvenirs goutte à goutte (1991) ou Princesse Mononoké (1997) des studios Ghibli.

L’industrie semble avoir compris l’importance que revêtait l’animation.

Véritable tour de passe-passe aussi bien d’un point de vue visuel que narratif, hommage à cent ans de cinéma, scénario complexe et profond, et c’est pour les enfants (?). À vrai dire, Millennium Actress n’est ici qu’un prétexte pour discréditer les discours cherchant à réduire un genre cinématographique entier à celui de « nourriture visuelle pour gamins ». Bien que de plus en plus considérée à sa juste valeur, l'animation n’en reste pas moins mise de côté par les enseignements cinématographiques, malgré des améliorations notables au fil du temps. Cependant, l’industrie semble pour sa part avoir compris l’importance que revêtait l’animation (à défaut de l’appeler « cinéma » ) avec, par exemple, l’instauration d’une catégorie aux Oscars depuis vingt ans ou, tout simplement, avec la progression massive de la production des films d’animation. En 2020, Demon Slayer : Le train de l’infini devenait le film le plus rentable de l’histoire du cinéma nippon, presque deux décennies après Le Voyage de Chihiro, ancien détenteur du record. À l’image de Perfect Blue, Millennium Actress sera, bien qu’encensé par la critique et le milieu de l’animation, un échec considérable au box-office. À qui la faute ? À la communication défaillante autour du film, à l'engouement mitigé du public, et, surtout, à Hayao Miyazaki et à son nouveau chef-d’œuvre, Le Voyage de Chihiro, sorti la même année.

En 2010, l’une des personnalités les plus influentes du cinéma japonais nous a quittés. Satoshi Kon, réalisateur mais aussi mangaka, laisse derrière lui quatre longs-métrages qui auront façonné et inspiré de nombreux cinéastes et la quasi-totalité du secteur de l’animation. Darren Aronofsky rendra hommage à son ami dans Requiem for a Dream. Christopher Nolan, quant à lui, plagiera de nombreuses idées de Kon sans jamais citer le nom de sa source d'inspiration, alors même que le mimétisme saute aux yeux. Un grand monsieur donc, qui n’aura pas su plaire qu’aux petits.