La peinture cinématographique d’une révolution féminine
Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019)
Portrait de la jeune fille en feu met en avant l’histoire amoureuse de deux femmes à une époque (le XVIIIe siècle) où ce n'était pas concevable. Céline Sciamma est une réalisatrice aux multiples facettes qui n’a pas froid aux yeux. Dans ce film, elle met la peinture au service de ses convictions. L’Art, porte-parole du féminisme ?
1770, le destin d’Héloïse est déjà tout tracé. Loin de ses rêves, elle sort du couvent et doit se marier. Un tableau de la future mariée doit être offert au potentiel époux, mais Héloïse refuse de poser. Sa mère demande alors à Marianne, artiste-peintre, de se faire passer pour une dame de compagnie afin de faire le portrait d'Héloïse en cachette. Les deux femmes sont alors emportées par le tourbillon d'un amour impossible, entre désirs inavoués et silences brisés. S’ensuivent plusieurs combats féministes liés à l’avortement, à la liberté des femmes, à l’homosexualité féminine, par le biais d'une histoire amoureuse à la fois passionnelle et platonique.
Sorti en 2019, Portrait de la jeune fille en feu a divisé le public et la critique en raison de son audace et de sa prise de parole sous forme de peinture animée. L'esthétisme et les couleurs du film l'apparentent à une suite de portraits cinématographiques. C'est une œvre à la fois touchante, bouleversante et frustrante, qui questionne des tabous encore trop sulfureux dans la société contemporaine.
Céline Sciamma nous plonge dans le destin tragique d’une époque où les femmes étaient vouées à vivre une existence dictée.
Céline Sciamma traite remarquablement de sujets pertinents, et choisit de le faire en nous plongeant dans le destin tragique d’une époque où les femmes étaient vouées à vivre une existence dictée. Elle met en relief une révolte de la condition féminine sous toutes ses formes. Dans ce film, on note très peu de présence masculine au sens physique du terme. Pourtant, l’homme reste toujours au cœur des sujets abordés par la réalisatrice. Ici, il n’y aurait pas d’histoire à raconter sans qu'un homme soit imposé à Héloïse, ou ait mis enceinte la servante.
Avec une distribution exclusivement féminine, Céline Sciamma soupèse avec virtuosité les tabous d’une ère complètement sexualisée : Héloise résiste à son destin de femme mariée, Marianne opte pour la peinture malgré les normes masculines imposées. La réalisatrice thésaurise l’amour de deux personnes du même sexe, l’avortement jugé criminel. Elle aborde ces sujets brûlants avec une totale maîtrise de son art. Entre Adèle Haenel dans le rôle d’Héloïse, Noémie Merlant dans celui de Marianne et Luàna Bajrami dans celui de la servante, elle déploie un trio de femmes prêtes à aller au combat. Habituée à jouer pour Céline Sciamma, Haenel semble plus renfermée sur elle dans ce film, mais continue de nous montrer sa force en tant que femme.
L’Art mis en lumière par Céline Sciamma
La splendeur du décor des îles bretonnes continue de nous bluffer et de nous emporter dans sa dimension picturale. Les images du film semblent moins réelles que dessinées. Céline Sciamma se réfère à des portraits réalisés par des femmes, comme Elisabeth Vigée le Brun ou Angelica Kauffmann. Le mythe d’Orphée et d'Eurydice prend également une place très importante dans le film, par exemple lorsqu’Héloïse court comme pour se jeter de la falaise et que Marianne la suit à grandes enjambées, ou (de façon plus explicite) lorsque les trois femmes lisent ensemble le mythe. On peut aussi relever une référence à l'œuvre picturale de Caspar David Friedrich, à travers son célèbre Voyageur contemplant une mer de nuages (1818) qui représente un homme face à la mer, se tenant debout et regardant au loin. Céline Sciamma semble avoir eu envie de « casser » le masculinisme du tableau originel en reproduisant cette image avec une femme comme personnage central. Je pense évidemment à la scène où l’on découvre Héloïse face à la mer. Ces références sont tout à fait en relation avec l’histoire et l’époque du film. Tout cela concourt à créer l’atmosphère appropriée.
Dans le contexte du XVIIIe siècle, Céline Sciamma mêle art cinématographique et art pictural avec brio. Le film s'apparente à une superposition de tableaux d’une révolution féministe amoureuse. Les scènes s’enchaînent avec fluidité grâce à ce style filmique si particulier. Elle appose une signature singulière qui permet au spectateur de s’immerger dans une époque qui remonte à deux siècles et demi. Sont à relever des scènes fascinantes comme celle où les trois jeunes femmes se retrouvent autour d’un feu, en compagnie d’un autre groupe de femmes entonnant des chansons envoûtantes, presque inquiétantes. Cette scène se déroule dans le noir ; seul le feu éclaire les visages des protagonistes. Après que les deux groupes se sont séparés, la robe d'Héloïse vient à prendre feu. C'est alors que s'éclaire on ne peut plus vivement le titre du film.
L’homosexualité et le combat féministe, chevaux de bataille de la réalisatrice
La question de l’homosexualité féminine est traitée par de nombreux films de Céline Sciamma. Cependant, Portrait de la jeune fille en feu est son premier film d’époque. Elle y met en avant une dimension érotique choquante pour un récit prenant place au XIIIe siècle. Pourtant, la réalisatrice n'hésite pas à mettre en scène des relations sexuelles à l'aide d'images aussi métaphoriques que troublantes. Cette pénétration à laquelle on croit assister ne révèle en fait qu'une aisselle. La modernité du film nous amène à penser qu’aborder le sujet de l’homosexualité féminine au cinéma n’est aujourd'hui plus si risqué. Pourtant, se plonger de cette façon dans le XVIIIe siècle peut susciter la polémique. Des femmes qui s'érigent contre le patriarcat, qui s’unissent pour leur droits et qui ont des rapports sexuels entre elles : voilà autant de sujets toujours tabous pour notre société.
Il ressort du film un plaisir communicatif : celui de voir des désirs latents... finir par s'embraser !
Nous sommes envoûtés par les échanges de regards, la sensualité discrète mais tangible des deux femmes. Tout est réuni pour faciliter notre immersion dans le film. Il en ressort un plaisir communicatif : celui de voir des désirs latents... finir par s'embraser !
Céline Sciamma nous plonge dans cette révolution féministe, entre frustration et quête d'accomplissement. Elle convoque la peinture, mais aussi la musique et la littérature pour nous communiquer la cohésion de ses personnages. Elle nous fait voyager à travers les arts, entre l’utopie d’un jour et la dystopie de toujours. Ce film sensible et émouvant est une œuvre d’art sous toutes ses formes. Je dirais même : un chef-d’œuvre !