Critique de série
  • Julie Defranchi

Le pessimisme social

Shameless (Showtime, 2011-2021)

Arrivée à sa conclusion en avril 2021, la série phénomène Shameless mérite que l'on y revienne. Durant onze saisons, la série nous a plongés dans le quotidien déjanté de la famille Gallagher. Chaque épisode relate les choix parfois bons, souvent mauvais de ces personnages qui tentent de survivre à un quotidien cabossé et de s’élever dans la société capitaliste américaine. Se pose la question suivante : comment, au travers de ses personnages, la série teinte-t-elle de pessimisme l’avenir des quartiers défavorisés et de ses habitants ?

Shameless est une œuvre brutale, vulgaire, qui n’a pas peur de montrer la réalité. En effet, la série jongle entre la comédie et le drame. Cette polyvalence lui permet de nous montrer des scènes complètement absurdes comme, par exemple, dans l’épisode 1.07 où Frank est poursuivi par des truands à qui il doit de l’argent, sa seule solution étant de prétendre qu’il est mort en organisant de fausses funérailles. D'autres scènes se veulent beaucoup plus sérieuses, comme dans cet épisode où la mère de famille, Monica, est de retour pour la fête de Thanksgiving. Au cours du repas, elle se rend dans la cuisine et s’y ouvre les veines – acte extrême montré sans fard. La série n’essaie jamais de nous apitoyer sur ses personnages, mais propose plutôt une réflexion sur les décisions parfois très douteuses prises par les membres de la famille Gallagher.

Malgré un entremêlement d'histoires dans chaque épisode, il y a toujours un fil conducteur qui nous tient en haleine et nous fait revenir à l'épisode suivant. En effet, dans chaque saison, nos personnages tentent de s’élever sur l'échelle sociale. Cependant, leurs choix les ramènent systématiquement à la case départ. C'est seulement quand la grande sœur, Fiona, décide de partir à la fin de la saison 9, que l'on peut se dire qu’elle va enfin pouvoir améliorer sa vie et non être condamnée à finir dans ce quartier. Même l'issue de la série est peu encourageante, aucun personnage ne prenant de décision cruciale (à l'exception des amis voisins, Kevin et Veronica, qui quittent Chicago en vue d'emplois plus valorisants). La série est pour le moins pessimiste : en dépit des efforts fournis par les uns et les autres pour s’élever dans la société, les choses ne se passent pas comme prévu. Il y a dans la série comme une fatalité, une impossibilité de prendre de la hauteur.

À chaque saison, Shameless nous propose des épisodes farfelus ou mélancoliques. Si les premières saisons ont une tonalité plutôt dramatique, les trois dernières font basculer la série du côté de la comédie. Cela lui fait perdre de son authenticité, celle-ci reposant justement sur la polyvalence entre les deux genres. Même s'il ne s'agit pas d'une série d'aventure, chaque épisode est rythmé, dynamique. On aime à suivre la vie excentrique de ses personnages, si attachants en fin de compte. La série perd toutefois de son endurance après la septième saison. En effet, beaucoup de personnages phares quittent la série et les histoires n’ont plus la même consistance.

La série cherche à être au plus près du réel, et non à nous bercer d'idéaux.

Les premières saisons nous proposent une réelle immersion dans le quotidien des habitants de quartiers défavorisés des États-Unis, en mettant en avant la délinquance, l’addiction dès le plus jeune âge, mais aussi les nombreuses difficultés financières auxquelles ils doivent faire face : coût de la nourriture, des soins médicaux, de la scolarité, etc. Shameless nous donne un aperçu brutal de cette réalité : c'est ce qui fait sa force. Comme l'indique son titre, la série n'a « pas honte » d'affronter la réalité en face. Ce n’est pas une œuvre politiquement correcte ; elle cherche à être au plus près du réel, et non à nous bercer d'idéaux.

La force majeure de la série réside dans ses personnages. Basant son histoire sur une famille, il est important que ses membres soient intéressants et aient des interactions pertinentes. La série coche toutes les cases. Nous retrouvons des personnages aux caractéristiques différentes, dont les objectifs ne sont pas toujours identiques. La série parvient à donner de l'importance à chacun des membres de la famille, jusqu'aux amis Kevin et Veronica. Chacun apporte sa propre vision du quotidien d'une famille démunie, des enfants (Carl, Debbie, Liam) aux adultes (Fiona, Kevin, Veronica), en passant par les adolescents (Lip, Ian). Tout au long des onze saisons, nous sommes à leurs côtés. Nous les voyons prendre de bonnes décisions et, très souvent, de mauvaises. Dans tous les cas, ils ne finissent pas comme on aurait pu l'imaginer.

Prenons l’exemple de Lip : dès les premières saisons, on nous fait comprendre qu'il s'agit d'un petit génie voué à intégrer une grande école qui lui permettra de quitter son quartier défavorisé. Or, les choses ne se passent pas comme prévu : il se fait exclure de son université pour avoir entretenu une relation avec une de ses enseignantes, et pour avoir commis des actes de dégradation. Il sombre ensuite dans l’alcool, tente d'arrêter, rencontre une jeune femme qui tombe enceinte, décroche un emploi dans un garage en tant que mécanicien, et reste à vivre dans son quartier de Chicago.

Son frère Ian était lui aussi promis à un bel avenir, dans l’armée. Mais, en raison de sa bipolarité, il n'est pas autorisé à s’y inscrire. Il trouve finalement du travail en tant qu'ambulancier, avant de se faire licencier. Chaque membre de la famille Gallagher n’évolue finalement que très peu et, à la fin de la série, tous restent à Chicago. Shameless ne laisse jamais ses personnages apprendre de leurs erreurs, ne leur permet jamais de véritablement s’améliorer. Ils sont comme voués à l’échec. Et pourtant, on s’y attache et espère qu’ils finiront par prendre les bonnes décisions. Cela vaut aussi pour le père, Frank, dont on attend toujours, aussi détestable soit-il, qu'il fasse preuve d'affection envers ses enfants.

Ce qu’il y a de beau dans cette série, c’est la solidarité entre les membres de la famille.

Ce qu’il y a de beau dans cette série, c’est la solidarité entre les membres de la famille. Car, malgré les difficultés et conflits, ils sont toujours là l’un pour l’autre. Cela tient pour une grande part au talent des acteurs, à commencer par Emmy Rossum (époustouflante dans le rôle de Fiona), Jeremy Allen White (l'épatant Lip, en particulier à partir de la saison 4) et William H. Macy (qui rend le personnage de Frank aussi exécrable qu'appréciable et imprévisible).

Pour mieux nous plonger dans le quotidien de la famille Gallagher et de son entourage, les réalisateurs de la série utilisent une caméra immersive, toujours en mouvement, au plus près des personnages et des événements auxquels ils sont confrontés. Contrairement à une série comme Grey’s Anatomy, où les réalisateurs sont souvent tenus à une forme télévisuelle classique, Shameless a plus de libertés, notamment parce qu'il s'agit d’une série du câble premium et non d’un network. Cela lui permet d'opter pour des approches cinématographiques différentes d'un épisode à l'autre. Chacune des six premières saisons s'inscrit dans une saison météorologique définie : par exemple, la saison 1 montre un Chicago enneigé, la suivante un Chicago caniculaire, etc. La série ne cesse de mettre en valeur la ville, que ce soit sur un plan narratif ou stylistique.

Chicago tient une place fondamentale dans l’histoire de Shameless. En effet, on remarque à la fin de la saison conclusive qu’on n’a pas seulement vu les personnages évoluer mais, aussi, la ville et ses quartiers, qui ont subi de profonds changements en quelques années, notamment en raison de la gentrification qui affecte chaque jour les habitants de ces lieux défavorisés. La ville et ses personnages sont rythmés par des musiques souvent très punk/rock, afin d'instaurer une atmosphère de rébellion. Les décors sont au diapason, les habitations évoluant en même temps que les personnages.

Shameless représente donc de façon très honorable les habitants des quartiers défavorisés de Chicago. En revanche, la série se montre parfois trop fataliste et ne permet pas à ses personnages d’apprendre de leurs erreurs et, éventuellement, de s’élever dans la société. On retient toutefois l'hybridité stimulante de la série, entre comédie et drame. Au fil des saisons, le basculement dans la comédie pure lui fait certes perdre de son authenticité, mais Shameless n'en fait pas moins partie de ces séries que l'on peut qualifier « sans honte » d'incontournables.