Critique de film
  • Marine Vidal

Passage immersif du bruit au silence

Sound of Metal (Darius Marder, 2021)

Lorsque la nature de l’homme vient entraver sa passion de manière irréversible, des choix sont à faire. Dans Sound of Metal, on suit un long chemin de croix vers l’acceptation de la perte de l’audition d’un homme pour qui ce sens résume toute la vie. Comment le film parvient-il à développer une forme immersive qui nous place dans la peau de son protagoniste ?

L’histoire de Ruben est pleine de passion. Batteur dans la vie, il enchaîne les concerts dans de nombreuses villes des États-Unis aux côtés de sa tendre et chère Lou. Petit à petit, Ruben se met à souffrir d'acouphènes qui perturbent son activité et installent une tension. Le diagnostic finit par tomber : il va devenir sourd sous peu. Désemparé et perdu, Ruben prend conscience des choix qui l’attendent. Accepter son sort ou se battre au prix d’un monde différent ? Entre doute et inquiétude, il perd ce qu’il chérit plus que tout au monde : l’amour et la musique.

Sound of Metal questionne le long et irréversible chemin qui mène du bruit au silence. Comment accepter l’absolu dans la perte d’un sens ? Les choix du personnage s’accompagnent d'options esthétiques fortes prises par le réalisateur. Sous tous ses aspects, le travail du son crée une dimension immersive pour le spectateur. Le tour de force du film dépasse la dimension purement narrative, lorsque nous sommes amené à connaître le même état de surdité que Ruben. En effet, le son se dégrade en même temps que le protagoniste perd l'audition. On assiste à une succession de points de vue sonores durant les trois premiers quarts du film. La dualité se crée entre un point de vue interne, plan sonore de Ruben, et un point de vue externe, plus général. Cela produit une confrontation et nous permet, par une immersion sonore, de nous mettre à la place du personnage et d’intérioriser son handicap. Dans le dernier quart du film, le point de vue sonore devient exclusivement celui de Ruben : l’immersion dans l’univers de la surdité devient alors totale.

Le pari d’une plongée, pour quelques instants, dans la peau d’un malentendant est tenu.

Un exemple de prouesse technique est l’après-opération d’implant de tympan pour Ruben. Dès lors que l’appareil s'active, le son grésille dans la salle, les dialogues en fond sont mal perçus et l’ambiance générale devient dérangeante, voire insupportable. Se produit une sorte d’hyperacousie accablante, qui se définit par une sensation d’intolérance aux sons quotidiens qui apparaissent plus forts qu’en réalité, alors qu'ils sont présentés à un volume jugé tolérable par l’entourage. L’étrangeté de cette écoute du monde apparaît insoutenable pour Ruben comme pour le spectateur. Lorsqu’il désactive l’appareil, surgit le néant : un silence. Un silence qui nous paraît agréable, qui rend le monde paisible. Un vide qui nous absorbe et nous soumet à une surdité totale. Une chose qui paraissait chaotique au début du film devient un moment de douceur extrême. Nicolas Becker, ingénieur du son, confie sur France Musique avoir effectué un travail expérimental en recréant des implants cochléaires permettant d'immerger l’acteur dans son rôle. Le pari d’une plongée, pour quelques instants, dans la peau d’un malentendant est tenu.

Cette atmosphère sonore nous permet de prendre conscience du combat à mener face à la surdité, et de la difficulté d’adaptation de Ruben. L’acceptation d’un handicap peut être longue, surtout dans une société qui n'a pas conscience de ce que signifie cette dure fatalité. Le film ouvre justement une porte sur l'appréhension de cette déficience auditive, inconnue d'une grande majorité de la population. Pour ma part, j’ai pris conscience des grandes difficultés que pouvait entraîner ce handicap. L’évolution du personnage nous renseigne sur tout ce qui tourne autour de la surdité, comme lorsqu'il intègre une école pour sourds et malentendants. J’ai découvert cet institut en même temps que Ruben, et mon appréhension était la même que lui, ce qui a accentué le processus d’identification. Pourtant, cet endroit regorge de tendresse et de bienveillance. C’est un lieu excentré de la société, un lieu de transition vers la surdité, où Ruben va pouvoir apprendre à vivre avec son handicap. Bien qu’une mise à l’écart soit ici induite, elle n’est que temporaire. Il règne dans cet institut une douceur du silence que l’on apprend progressivement à apprécier. Ce trajet vers le silence promet cependant d'être long, et l'on peut observer des disparités d'acceptation entre les élèves. C'est justement l'objet d'une opposition entre un ancien combattant du Vietnam qui accepte son sort et ne considère pas sa surdité comme un « handicap », et Ruben qui ne la supporte pas mais finira par adhérer à cette vision des choses. Le film ouvre le débat sur l'emploi de ce terme – handicap –, parfois jugé stigmatisant, et sur notre compréhension de ce qu'il recouvre.

Si le son nous invite à entendre comme des malentendants, pourquoi ne pas regarder les films comme eux le font ?

La distribution, coordonnée par le réalisateur, embrasse la cause des malentendants jusqu’au bout. En effet, le film a été pensé pour être diffusé avec un mélange de sous-titres normaux et SME (pour sourds et malentendants). En réalité, le film propose deux versions : une VOSTFR avec des sous-titres complémentaires fournissant des indications sonores, et une VOST-SME avec des sous-titres dotés de codes couleur et accompagnés d'indications sonores. Dans les deux cas, le film comporte des sous-titres et les personnes entendantes et malentendantes peuvent partager la même salle de cinéma. Cela peut déranger quelque peu au début, mais se comprend dans une acception plus large. Si le son nous invite à entendre comme des malentendants, pourquoi ne pas regarder les films comme eux le font ? Darius Marder prend le sujet à bras le corps et n'hésite pas à changer les codes de visionnage afin de soutenir son propos. L’on retrouve aussi ces deux versions sur le DVD. C’est d’ailleurs pour cela, également, que lorsque Ruben commence à apprendre la langue des signes, aucun sous-titre n'apparaît à l’écran. Comme pour le personnage, ce langage nous est inconnu et l’incompréhension totale. L’absence d’indications nous force à réfléchir au sens de ce langage, et à la difficulté de son apprentissage.

Sound of Metal touche en plein cœur tant il suscite d'émotions et d'interrogations. La force immersive du film se traduit par l’intériorisation du handicap, au travers d’une narration guidée par un travail expérimental sur le son. L’invitation à découvrir un nouveau monde est lancée : à vous d’y plonger.