Critique de film
  • Nathan Saint-Pé

Quête de mort, gloire et bonté

The Green Knight (David Lowery, 2021)

Quatre ans après le coup d’éclat A Ghost Story (2017), David Lowery se trouve sous les feux des projecteurs. The Green Knight, après de multiples retardements qui n’ont fait que renforcer l'attente, est enfin disponible en salles. À nouveau, le réalisateur américain présente une œuvre atypique au potentiel aussi fort que clivant. Mais cette fois-ci, les enjeux sont tout autres, le projet étant doté d’un budget cent-cinquante fois plus élevé que celui de son film de fantômes. L’occasion est belle, pour Lowery, d'affirmer son statut d’auteur et son esthétique propre. Mais le risque n'est pas moins grand de décevoir les attentes de son public et de donner raison à ses détracteurs, qui le considèrent comme un simple « poseur » aux idées creuses.

Adaptation d’un ancien récit du mythe arthurien dont les traces ne sont que parcellaires, The Green Knight est un terreau fertile pour son scénariste, monteur et réalisateur, libre d'exprimer ses obsessions métaphysiques récurrentes sur le rapport de l’humain à sa mortalité et à sa postérité. Gauvain, jeune chevalier de la table ronde campé par un Dave Patel qui se bonifie avec l'âge, n’a pas d'acte de bravoure à relater. C’est pour combler ce vide existentiel qu’il se prépare à un périlleux voyage vers la chapelle verte, bâtisse qui abrite un étrange cavalier à la même teinte. Afin d’honorer un défi lancé un an plus tôt, Gauvain est tenu de s’y rendre et de l’y rencontrer pour s’y faire trancher la tête.

Dès le départ, le récit initiatique auquel nous assistons a une saveur étrange. Gauvain devrait y trouver une gloire à la hauteur de ses aînés, mais l’objectif même de sa quête l’en empêche. Sa mission, s’il souhaite la mener à terme, requiert sa mort. Il n’existe aucune ambiguïté quant à ce fait. Et pourtant, nous le voyons déployer toute son énergie pour parvenir à cette fin peu enviable. Dans un format chapitré, le jeune chevalier affronte tout l'éventail classique d’une aventure médiévale-fantastique digne de ce nom : champs de batailles et brigands, forêt nocturne et fantôme, montagnes et géants, château et succube. Chacun des différents chapitres – introduit par des enluminures du plus bel effet renvoyant directement à l’œuvre originelle – fournit autant d’occasions de nous faire voyager dans des décors plus vrais que nature, soigneusement éclairés à la lumière naturelle (sans pour autant renier l’importance de l’ombre). Grâce en soit rendue au chef opérateur, Andrew Droz Palermo, qui n’en est pas à sa première collaboration avec Lowery. Il parvient à faire émaner une présence surnaturelle de décors irlandais pourtant on ne peut plus réels.

Gauvain, dans son élégant costume de chevalier, traverse les lieux d’un pas souvent lourd. Écrasé par leur gigantisme ou leur densité, il ressemble au Voyageur contemplant une mer de nuages (Caspar David Friedrich, 1818), tiraillé entre l’émerveillement que suscite son voyage et le fait qu’il n’est pas à sa place dans un cadre qui finira sans doute par le tuer. Là réside tout l’attrait du film : le héros se bat, mais il est difficile de comprendre pourquoi. Il s’agit là du principal enjeu du récit. Que cherche donc à accomplir Gauvain en se jetant ainsi dans la gueule du loup ?

Ce qui compte est la constellation de symboles que dresse le film ; leur sens et leur articulation.

Selon un roi Arthur vieillissant, la quête que mène son neveu n’est qu’un jeu. La narration du film se présente donc sous forme d’énigme. Ainsi, The Green Knight se montre particulièrement avare de dialogues explicites, leur préférant de nombreuses scènes d’errement silencieuses et de longs monologues abscons. De loin, cela peut paraître parfaitement ennuyeux. Mais force est de constater que cela se révèle très engageant pour le spectateur. Car, si les péripéties en elles-mêmes ne sont pas particulièrement importantes, ce qui compte est la constellation de symboles que dresse le film ; leur sens et leur articulation.

Le spectateur est vivement invité à faire ses propres interprétations. Les séquences d’errement sont, par exemple, l’occasion de dresser de somptueux tableaux. La musique y est en retrait. La lenteur permet, non seulement de profiter du remarquable travail fait de photographie, de lumière et de son, mais aussi de prendre le temps nécessaire pour s’imprégner des nombreux motifs qui se répètent, encore et encore, dans un écho rythmique au lyrisme sur lequel il serait difficile de surenchérir.

L’approche est originale, ludique et particulièrement méta. Après tout, les légendes arthuriennes sont elles-même friandes d’énigmes. Il n’y a qu’à penser à la fameuse séquence du pont dans Sacré Graal pour s’en convaincre, sans oublier la lecture des manuscrits originaux, usés et d’un langage désuet dont le déchiffrage constitue une énigme en soi.

La transposition de ces éléments à l’écran est brillante. Car The Green Knight est bien une adaptation d’un type de récit d’un autre temps. Pour en rendre intelligibles les codes à un public contemporain, il a fallu les transposer dans un contexte filmique bien différent. Le résultat est de façon presque évidente réussi, car les motifs qui traversent cette histoire sont éminemment visuels. Les couleurs rouge, jaune et vert sont par exemple omniprésentes, tout comme le motif du cercle, forme que la caméra peut intégrer dans son cadre, voire reproduire en faisant un très long panoramique circulaire qui permet de voyager dans le temps. Et puis, assez bêtement, il est toujours plus plaisant d’assister à un voyage que d’en lire une retranscription écrite.

En clair, nous ne faisons pas face à la fantasy post-Tolkien qui nous est familière, mais bien à une adaptation d’un très (trop ?) vieux poème, solidement enraciné dans un folklore celtique qui, avec le temps, nous est devenu étranger. La fidélité vis-à-vis du matériau d’origine est donc assez bluffante, même si peu de monde s’en serait ému si cela n’avait pas été le cas.

On fait du neuf avec du vieux, paraît-il. Eh bien, cela n’a jamais été aussi vrai. Car ce morceau de cinéma, unique à bien des égards, ne sort qu’en l’an 2021, alors que le manuscrit était bien là, à attendre patiemment son heure, pendant des siècles, dans les réserves de la British Library. Et maintenant, voilà chose faite. David Lowery a rendu un vibrant hommage à l’anonyme qui n’a pas connu la postérité. Non seulement il donne vie à son œuvre comme le cinéma sait si bien le faire, mais, surtout, il interprète la quête de Gauvain vers la chapelle verte comme une vaine confrontation à une nature implacable. À terme, celle-ci vient à effacer toute trace d’humanité de la surface de la Terre, mais aussi du parchemin, et, sans doute, de la pellicule.