Critique de film
  • Guilhem Bizet

Un grand voyage au bout de la nuit

The Night is Short, Walk on Girl (Masaaki Yuasa, 2017)

De son titre original Yoru wa Mijikashi Aruke yo Otome, qui pourrait être traduit par « La nuit est courte, avance jeune fille », ce film est une comédie romantique d'animation japonaise réalisée par Masaaki Yuasa. Adaptée de l’œuvre de Tomihiko Morimi, elle a su parfaitement capter l'essence de la vie universitaire : de l'alcool, des livres, des festivals... et une épidémie de rhume.

Bien plus que la simple balade que pouvait laisser supposer le titre, c'est à une véritable odyssée au cœur des rues de Kyoto que nous convie Yuasa le temps d'une année-nuit. Au milieu d'une large galerie de situations et de personnages démesurément colorés, l'histoire se concentre sur deux d'entre eux (dont nous ne saurons pas les noms) : Otome, jeune fille aux cheveux noir qui part découvrir le monde adulte, et Senpai, qui compte bien profiter de cette nuit pour lui déclarer ses sentiments.

Yuasa réussit dans ce film à nous faire ressentir visuellement et dramaturgiquement, de façon très tangible, sa conception d’un lien qui relie entre eux toutes les actions et tous les personnages qui habitent son récit. Il reprend pour ce faire l'équipe avec laquelle il avait déjà travaillé sur l'adaptation en série animée de The Tatami Galaxy, une série elle aussi adaptée d'un roman de Morimi dont l’histoire, bien qu'indépendante, peut être vue comme une préquelle de The Night is Short, Walk on Girl.

Un millésime visuel

Ce film d'animation est visuellement très riche. Yuasa y multiplie les idées de mise en scène et alterne entre différents styles et références artistiques. Il allie une constance esthétique assez minimaliste (certains qualifieront son style de “rought” [1]) à ses personnages, dont le visage est propice aux déformations émotionelles toonesques. De plus, il n'hésite pas à créer des séquences en grand aplat de couleur franche, ou à laisser la foule au stade de modèle tout en incrustant occasionellement des décors photo réalistes en arrière-plan, afin de reproduire le plus fidèlement possible les rues et les lieux emblématiques de Kyoto, dans la lignée de ce qu'a pu faire Satoshi Kon dans Tokyo Godfather.

Yuasa convoque des codes narratifs et visuels typiques de l'animation japonaise pour déjouer nos attentes et sans cesse nous surprendre.

Si l'on retrouve dans ce film plusieurs codes narratifs et visuels typiques de l'animation japonaise (et notamment des séries de Shonens [2]), Yuasa déjoue nos attentes en faisant tomber sans vergogne le mentor Todo san de son piédestal de maître des alcools (le dépeignant comme un vieux pervers rappelant Tortue géniale), ou en nous faisant sentir la tension croissante d'un combat titanesque... qui sera plutôt épicé.

Il profite aussi de la dimension très normative de son film pour adresser au spectateur quelques clins d'œil absolument délicieux, sans rechigner à jouer sur le caractère très archétypal de certains personnages. C'est justement de sa façon très référencée de construire son œuvre que Yuasa tire sa force. Ce qui le rend, tout comme ses personnages, absolument unique dans le monde de l'animation, n'est pas tant le sujet ou les thèmes qu'il aborde, que sa façon de les aborder. Par exemple, on peut évoquer la façon dont il choisit de représenter l'alcool et ses différentes facettes (l’ivresse, le plaisir gustatif ou visuel...), sans jamais porter de jugement sur ses personnages – même quand ils boivent des littres d'alcool et finissent totalement ivres.

Un dialogue continu et multiple

The Night is Short, Walk on Girl comporte une large galerie de personnages soumis aux mêmes événements. Leur multitude sert à la fois à dilater le temps subjectif du spectateur, qui ressent l'expérience du temps tel qu’il est vécu par les personnages du film, et à instaurer un dialogue avec ce même spectateur, par la confrontation de différentes conceptions du monde.

On pourrait craindre que cette quête d'oppositions ne rende les différents personnages un peu lourds ou caricaturaux. Mais, en réalité, elle apporte une réelle profondeur aux personnages et aux thèmes abordés. Pour bien montrer comment ces confrontations construisent le discours du film, je vais m’appuyer sur la plus emblématique d'entre elles : la mise en place d'un dialogue entre la jeunesse, optimiste et épicurienne, symbolisée par Otome, et la vieillesse, cynique et nihiliste, incarnée par Rihaku.

Leur confrontation débute dès la première évocation de Rihaku, et se poursuit par leur rapprochement symbolique (la nuit de beuverie s’élevant au rang de légende). Elle se cristallise d'abord par leur duel d'alcool (à base d'Imitations Denki Bran), au cours duquel Otome exprime son plaisir du goût et de la chaleur de l'alcool, qui contient toute la richesse de la vie. Rihaku répond qu'il n'y voit que la tristesse et la vacuité de l'existence. Si Otome considère que le destin rassemble et relie les gens, Rihaku lui répond qu'il s'agit d'une illusion engendrée par l'alcool et lui oppose le constat de sa solitude. Sa défaite finale semble néanmoins donner raison à la vision du monde défendue par Otome.

Leur affrontement se prolonge ensuite à l'occasion de la foire aux livres d'occasion où Rihaku campe un collectionneur qui entasse des livres sans y toucher, et se divertit en faisant s'affronter différents candidats désireux de récupérer les livres de sa collection. Est ici symbolisée une volonté de tout posséder qui passe par la dépossession d’autrui. Otome aide quant à elle le dieu des livres d'occasion à libérer les livres de cette collection, afin de les renvoyer dans « l’océan » où ils seront trouvables à un juste prix par ceux qui en auront besoin.

Enfin, lors de leur dernière rencontre, Otome se rend chez Rihaku pour le soigner d'un rhume qui s'étend à toute la ville. Ce dernier lui décrit alors sa façon de voir le monde et la manière dont sa vie, vécue en considérant que l'argent pouvait tout acheter, l'a rendu seul et insatisfait. Otome lui oppose sa façon à elle de voir le monde, et tâche de lui montrer qu'il n'est pas seul dans la mesure où toutes les personnes sont reliées entre elles. Selon Otome, tout comme le rhume engendré par sa solitude s'est étendu à toute la ville, l'argent qu'aime tant Rihaku est transformé par les gens en bonheur, pour finalement lui revenir.

Cette ultime rencontre aboutit à la réconciliation de Rihaku avec la vie et à son adhésion à la façon dont Otome voit le monde (montré par son rajeunissement et le changement de teinte). C’est justement cette acceptation de l’existence d’un lien universel qui va permettre à notre récit de se résoudre.

Un lien universel et omniprésent

En réalité, cette idée de lien est présente dès le début du film. Celui-ci s’ouvre par l'opération « Occuper son champ de vision » de Senpai, qui consiste à croiser le plus souvent possible Otome, et est symbolisé tout au long du récit par le retour systématique de mêmes personnages à travers les multiples péripéties de nos deux amoureux. Le lien se concrétise finalement par cette fin au cours de laquelle Senpai et Otome se retrouvent dans un café à évoquer cette année-nuit et ceux qu'ils y ont rencontrés. Pareille issue permet de mettre en exergue le fait qu'ils ont vécu leur existence de façon à la fois différente et similaire, et le fait qu'ils ont croisé et interagi avec les mêmes personnes.

De même, on assiste tout au long du film au retour ou à la récurrence de différents motifs (le temps, les défis, les Daruma, les Pommes, « Ratatatam », la tempête…) qui prennent tour à tour la forme d'intrigues secondaires ou de simples éléments d’arrière-plan, avant de venir jouer un rôle clé dans une des intrigues principales. Il en va de même pour les personnages, que l'on retrouve à chaque fois aux mêmes événements (le festival, la foire aux livres d'occasion, la vie nocturne…) et qui, même quand ils vivent la majorité du récit au second plan, sont constamment présents à nos yeux. Le festival sauvage est à cette image, avec l’intervention de nombreux personnages secondaires qui structurent et font vivre le récit dans un mouvement continu.

On peut aussi évoquer la quête de Senpai, enjeu premier du film dont les points seront reliés a posteriori par les personnages rencontrés au fur et à mesure de l’histoire, et qui ne pourra être accomplie qu’une fois Rihaku guéri. Ce dernier fait en effet réaliser à Otome son amour naissant pour Senpai, en lui rappelant le caractère éphémère de la vie par la phrase éponyme « The Night is Short, Walk on Girl ».

Voilà donc un film que j'ai énormément aimé, et que je ne saurais que trop recommander tant il regorge d'idées cinématographiques. Il nous fait de plus ressentir un vrai plaisir naïf en se permettant, tout comme son héroïne, de se balader de droite à gauche par plaisir, sautant au gré des événements imprévus sans même chercher à résoudre son enjeu premier (en termes scénaristiques). Ce dernier, mis en place au début du film, revient tout du long en filigrane, par les efforts de Senpai pour rattraper Otome, avant de se résoudre (de manière certes un peu forcée) sous l'impulsion des différents personnages rencontrés au fil du film, ce qui permet à l'histoire d'amour entre Sempai et Ringo de s'initier.

L’existence d’un film aussi rafraîchissant dans le paysage d'une animation japonaise trop souvent conformiste et frileuse est très enthousiasmante.

L’existence d’un film aussi rafraîchissant dans le paysage d'une animation japonaise trop souvent conformiste et frileuse est très enthousiasmante. Elle me fait espérer le meilleur pour la suite de la carrière d’un des rares réalisateurs que l’on peut considérer comme digne héritier de Satoshi Kon, tant par sa façon de toujours repousser les limites de l’animation que par sa volonté de changer le système de production de l’animation japonaise.

[1] C’est-à-dire assez brut, en travaillant peu les zones de transition entre les différents éléments (au niveau des couleurs, cela peut se rapprocher des œuvres de Hockney, surtout celles des années 1970). Le trait est assez net et coupant, ce qui permet de mettre en exergue la spécificité d’éléments en les gardant intégrés à l'ensemble.

[2] Les Shonens sont des histoires destinées aux jeunes adolescents. Yuasa adresse en l'occurrence de nombreux clins d'œil au Nekketsu, sous-genre du Shonen reprenant la thématique du voyage initiatique.