Filmer comme si c'était de près

Le cinéma d'Allan Dwan

Silver Lode (Allan Dwan, 1954)

Dieu est mort, vive le cinéma. C’était le 13 septembre 2022. Depuis, des films, on a continué à en voir. Du moment que ça bouge dans l’obscurité on s’endort mieux le soir. Sans une certaine mélancolie, certes, mais la vie continue. Après tout les Ford sont toujours visibles, les Walsh aussi. Au mieux on admire, au pire on respecte. Pourtant, là, ce n’est plus pareil. Parce que Jean-Luc n’est plus là ? Je n’en sais rien. Mais depuis qu’il est parti j’ai constaté qu’on parlait toujours aussi peu de ses films, et puis j’ai réalisé qu'on ne parlait plus non plus de ceux qui l’ont précédé. Il faut laisser la place aux nouveaux, on a mis les anciens sur le banc et ils sont tombés dans l’ignorance. Les étudiants de cinéma regardent l’heure à l’infime - voire inexistante - évocation des Ulmer, Losey, Oswald, Ludwig, etc. Hitchcock ils pensent connaître par cœur, on leur en parle tout le temps, mais ils ne regardent pas, ou ils regardent mal. Hawks ils ont entendu son nom quelque part, ils ne savent plus où. Ça s’arrête là. Du coup tous les autres on n’en parle pas, on n’en parle plus. Le Tourneur a tourné au vinaigre. Ces films là ils n’iront pas les voir. Pas assez bleu. Pas assez 3D. Continuons quand même d’en parler, ça en intéressera toujours quelques-uns, l'espace négatif de Farber n’a pas perdu son positif. Mais comment en parler ? Tout a déjà été écrit. Que rajouter ? Qu’en dire de plus que Biette et consorts ? Pas grand-chose, restons modestes, parlons du cinéma, à notre échelle, au moins pour les larmes dans les yeux et puis les papillons dans le ventre, de son âge d’or outre-Atlantique, celui qu’on admire, celui qu’on aime, celui des maîtres. « Il m’est de plus en plus difficile de ne pas songer, d’abord, à leur poids » disait Rivette. Avec ses copains ils leur doivent tout. Ils le savent, le reconnaissent. Que serait le cinéma sans eux ?

J’ai regardé Bells Are Ringing il y a peu de temps. Dino joue Dino, donc naît un film grandiose, le cadre ne pouvant échapper à cette friction permanente entre tendresse du désespoir et puissance consciencieuse, porosité perpétuelle à la base princière de son œuvre musicale. Dean Martin ne nous renseigne toujours que sur lui-même, je n’ai plus qu’à projeter dans son personnage ce que je sais de sa vie, soit les autres films dans lesquels il joue. Dans le pire des cas je n’en sais rien et c’est tout aussi fascinant, je ne vois plus qu’un corps qui m’est étranger, un être dont je ne sais pas grand-chose, un pauvre type séducteur qui m’apparaît soudainement passionnant à analyser. Dans un élan mélancolique et impertinent je me disais que ces acteurs-là n’existent plus aujourd’hui. Même un cabotin comme Lemmon ne se serait pas permis des horreurs à la Blanchett. Le jeu de Lemmon est palpable, particulièrement agaçant, mais a le mérite de se montrer comme tel, de ne pas tenter, par un tour malicieux, de nous faire croire à un petit numéro de cirque introspectif et torturé. Voir le cinéma de Cukor, un rappel constant que l’acteur n’est jamais qu’un corps qui joue à être un corps qui joue. En bref, le temps où les acteurs jouaient, voire se jouaient eux-mêmes dans le cas de Dean Martin, est terminé. Lee Strasberg a triomphé du cinéma. Aujourd’hui il ne faut plus que les acteurs jouent, il faut qu’ils « soient », et qu’ils soient des gens qu’ils ne sont pas. L’acteur, modulation de postures au service de son metteur en scène, s’est transformé en surenchère de la performance individuelle. Est-ce grave ? Pas forcément, enfin un peu pour ceux qui aiment voir des films, soit des œuvres où l’acteur n’est qu’une pièce parmi d'autres au sein de la disposition esthétique de son cinéaste, ça l’est, certes, un peu moins si l'on préfère les one man show, mais du coup, là, aussi drôle que ce soit, on ne parle plus de cinéma.

J’ai vu quelques Dwan récemment, et j’en fus ému, et j’ai eu envie d’écrire sur lui. Parce que là tous les corps sont dans le même plan, qu’ils soient vedette, second rôle, figurant, pas un qui serait supérieur à un autre, je les vois tous, je regarde celui que je veux dans le champ, et, au final, je ne m’ennuie jamais. Quelques fois une coupe survient, et dans l’opération de jonction s’immisce un gros plan sur un visage, un regard, si « les yeux sont le miroir de l’âme » j’émets quelques doutes, le regard semble une chose lointaine, chez Dwan je ne sais jamais précisément ce que pense ou ressent un personnage, parce que capté dans sa pureté un visage est toujours trouble, opaque, inaccessible, et c’est magnifique, cette chose qu’on possède tous, le corps, on s’aperçoit qu’on ne sait même pas l’interpréter chez les autres. Devant Dwan je me rappelle ça, parce que je le vois. Chez lui ce sont toujours des histoires de fratries, de bandes, de groupes, éléments constitués par définition de plusieurs individus, qu'il met tous dans le champ, la bande est au sein de l’espace scénique, elle est là, perceptible, charnelle, après elle est fragile ou forte si l’on souhaite, mais elle est là, ramenée à son caractère essentiel, soit une simple synthèse additive de présences de corps. Skorecki disait de Dwan qu’il « filmait les yeux de loin, sans gros plan, comme si c'était de près ». Et c’est juste, puisqu’il nous montre tous ces corps figés dans un même temps nous ne voyons plus que les regards, l’immobilité charnelle pousse à sa propre abstraction, l’œil se concentre sur les derniers fragments de vie, les visages, et s’émeut. On s’émeut beaucoup devant Dwan non ? demanda le petit. Oui mon grand, on pleure beaucoup devant Dwan parce que c’est beau le cinéma. Grâce à ses plans nous voyons des chairs qui ne bougent pas, des visages impénétrables, nous les comprenons frappés d’intensité par le contenu des dialogues et pourtant les corps restent secs, figés, les sentiments nous les vivons toujours tous à l’intérieur, c’est le principe du sentiment, et par cette opération esthétique simple s’en trouve saisie la complexité ; le corps exprime-t-il gestuellement toujours ce que nous ressentons ?

Dwan est le cinéaste de l’implosion, de la retenue douloureuse, de l’inexpressivité passionnée, la « sensualité sèche » dont parle Skorecki. Choses que nous savons en regardant leurs visages, de même que chez McCarey, visages desquels ancrée dans le pas grand-chose de l’inertie des corps verbeux surgit la tonitruance des sentiments masquée par cette opacité charnelle et dont nous ne pouvons qu’ignorer l’exactitude, ce par la réunion de tous les corps à l’arrêt dans le champ et soumis à l’inscription du cadre dans une certaine durée, cette convergence parvenant à dévoiler la dissonance entre la presque neutralité expressive et le déchaînement intérieur, soit le tout, le rien, dans un même temps finalement. Le cinéma de Dwan nous montre bien que la densité émane des sujets filmés, moins de l’ampleur mouvante de l’appareil de prise de vue. Il n’aurait jamais eu la prétention de faire un travelling par exemple. Un mouvement conscientisé, il faut attendre que les rails arrivent sur le plateau avant de tourner. Puis penser une attraction manuelle en premier c'est ensuite forcément contraindre les corps selon le mouvement préparé, non l'inverse. Mais pas de ça chez Dwan donc. Soyez attentifs à tous les légers recadrages de Slightly Scarlet, terrifiés à l’idée que les personnages sortent du champ, qu'une soudaine conscience de la caméra prenne le pas sur les sujets dont il capte la chair mouvante. Précepte ou acte inconscient de lui-même ? en tout cas c'est là, on fait avec, on affirme, avec le temps on n’espère plus vraiment avoir de réponse.

Dwan nous rappelle toujours qu’espérer est bien vain. McCarthy arrive dans l’espoir de venger son frère dans Silver Lode, il échoue. Pourquoi ? Parce que Dwan nous montre que l’espoir n’existe pas, en tout cas qu’il ne dépend que des autres, des autres corps, ceux qui nous définissent comme menteur s’ils le souhaitent parce qu’ils sont beaucoup plus nombreux. Nous, pauvres individus, aussi honnêtes soyons-nous, ne sommes rien, seuls, face au nombre, donc les personnages de Dwan se mettent en bandes, ils se rendent un peu plus forts. Y perdre l’appui majoritaire c’est tout de suite devenir l’être le plus vulnérable, dès lors condamné à fuir, errer. Dans Passion, Tonia et Juan décident de se faire justice eux-mêmes suite au discrédit imposé à leur parole en tant qu'elle est quantitativement minoritaire ; au début de Silver Lode, Dan est très apprécié du village, il se retrouve progressivement esseulé, détesté et recherché, les accusations de McCarthy poussent les habitants à se révolter contre lui. Les plus mauvais faiseurs d’images auraient esseulé Dan dans leur découpage en le laissant seul dans le champ, devant un contrechamp rempli scéniquement de ses contradicteurs, pour « signifier son isolement ». Mais pas Dwan, lui le laisse avec les autres dans le cadre, les êtres ne bougent pas, les oppositions se font à l’intérieur des corps, dans les têtes, puis sont extériorisées par la parole, et cette fixité charnelle ne fait que nous renvoyer à l’immobilité de nos corps propres, cette chair qui ne se meut jamais véritablement lorsqu’elle est productrice de parole.

Des êtres qui se disputent verbalement, opposés intellectuellement, restent toujours dans le même espace matériel, sinon la dispute, la joute, ne peut exister, c’est là naissance d’une contradiction, d’une dissonance entre le corps et la psyché, d’une non-continuité fondamentale. Nous sommes toujours cohabitation d’un être intellectuel et d’une chair dans la constance mortelle du temps qui passe, Dwan nous permet de ne pas l’oublier, c’est cette dialectique qu’il appréhende et qu’il restitue. Il incarne de cette manière les rapports entre êtres humains au sein de son espace scénique, non dans une recherche de vraisemblance, mais surtout dans une simple captation de corps qui parlent, sans altération volontaire de la racine de l’acte locutoire (straubienne) ni extrême extravagance de mouvements, rien d’autre. Enchanted Island est peut-être le plus radical, film d’aventure figé, aux corps assis, allongés, l’aventure y est moins péripéties qu’interaction, au sein de paysages exotiques, de corps insulaires – déjà là – et de chairs occidentales fraîchement immobiles. Qu’importent les faits scénaristiques auxquels ils sont assignés, Dwan filme des hommes et des femmes, simplement, modestement, et c’est déjà beaucoup. Ils n’iront pas voir ses films, mais au moins ils sauront.

Baptiste Lechesne