Non-lieux et non-dits

Entretien avec Jacintho Muiños (réalisateur)

Jacintho Muiños est un réalisateur hispano-australien résidant actuellement en France. Ses trois courts métrages, Clinical (2019), To Have and To Hold (2020) et Container (2021), sont au centre des questionnements de cet entretien, bien que son activité s'étende aussi à la photographie et à la réalisation de clips musicaux. Il dépeint un monde moderne sobre, parfois aliénant, dans un style minimaliste et millimétré. Il revient avec nous sur ses choix formels et ses intentions artistiques.

Pouvez-vous nous décrire votre processus créatif ? Partez-vous d’abord d’un script, d’une idée, ou bien êtes-vous influencé par des lieux et des rencontres ?

Je pense que c’est très difficile à dire quand je commence un film, parce que j’ai des idées qui arrivent, je m’attache à des moments, des visages, des lieux. En général, les lieux sont assez inspirants pour moi. Il peut s’agir de petits moments assez banals, mais qui expriment quelque chose de profond dans la vie. Ça peut être quelque chose que je vois dans un train, ou entre amis ou membres d’une famille, qui évoque une histoire un peu plus large. Je construis quelques scènes dans ma tête, pas très concrètes, puis je prends des notes et, quand je suis prêt, j’écris le scénario. Cette dernière phase est assez courte : elle ne me prend pas plus d'une semaine. Après, c’est toujours une question d’argent. Ça dépend aussi du besoin de financement pour le film. En général, j'évite de me lancer dans des projets inatteignables. Même si j’ai plusieurs grandes idées, je préfère me lancer sur un chemin dont je vois le bout.


Dans votre court-métrage To Have and To Hold, vous abordez un sujet de société particulièrement délicat : la solitude et le rapport de l’individu à la sexualité. Quelles ont été vos motivations pour évoquer ce sujet ?

C’est un podcast qui m’a marqué, sur des gens qui se faisaient arnaquer par un type qui leur écrivait des lettres d'amour. L’imposteur avait payé une femme pour utiliser sa photo. À la fin, il est interpellé par la police, mais plusieurs victimes témoignent en sa faveur. Cette histoire montre l'ambiguïté entre apparence et faux semblants. Les projections finissent par devenir réelles, et ce problème persiste dans notre société où nous sommes inondés d'images. Celles-ci ne sont pas une réalité mais une représentation de la réalité. Ma motivation était de relayer cette vie moderne. Mon film montre un jeune homme dans une situation de grande solitude, mais, d’une façon ou d’une autre, on a tous vécu cela. Pour moi, ce qui compte est que les êtres humains fassent ce qu’ils peuvent, s'ils le peuvent.

J’ai également entendu une autre histoire qui a nourri l’élaboration du film. Ça se passait dans un bordel illégal avec des sex dolls grandeur nature. Les poupées finissaient complètement souillées. La réaction de beaucoup de spectateurs, en voyant mon film, est d'éprouver du dégoût. Moi, je ne porte aucun jugement sur ce personnage. À la fin, il jette la poupée à la poubelle assez simplement, même s’il a commencé à construire une relation avec elle. Peut-être que ça touche à des questions de consentement ou de responsabilité individuelle.

Cette intimité partagée avec le personnage permet de se rendre compte d'un besoin de tendresse devenu un objet de consommation. Dans le cas du film, il prend les traits d’une poupée, elle-même échangée suite à l'insatisfaction de son propriétaire. Pensez-vous que l’attachement que l’on porte aux objets est similaire à celui que l’on porte aux êtres humains ?

C’est une bonne question. Sans que ce soit forcément conscient, j’ai essayé de montrer la poupée comme une sorte de personnage. Cela instaure une certaine confusion : on ne sait jamais ce que pense l’autre. Le réalisateur sud-coréen Hong Sang-Soo a dit : « On peut vivre avec quelqu’un pendant quatre-vingt-dix ans, manger chaque jour la même glace, mais au bout de quatre-vingt-dix ans, être incapable de décrire précisément l’expérience qui consiste à manger la glace de l’autre ». Ce que l’on pense savoir de l'expérience de l'autre est toujours une projection de nos propres pensées. C’est à mettre en perspective avec le contexte moderne et l’apparition de réalités virtuelles telles que le métaverse et les réseaux sociaux. Pour nous, les autres sont une sorte d’objet ; le processus d’objectification est inévitable. Dans le film, la sex doll incarne une vision fantasmée du genre féminin. Le fait qu’elle soit inerte amplifie d’autant plus ce questionnement vis-à-vis des objets, en contraste avec une vraie femme.



Vous devancez notre prochaine question : aucun jugement n’est porté sur les actions du protagoniste. On observe un quotidien comme un autre. Est-ce que ces scènes de vie vous touchent, vous attristent, vous dégoûtent ? Comment concevez-vous ces nouvelles dynamiques ?

J'essaie de rester neutre. Même si je ne vis pas comme lui, j’essaie de le comprendre. Il vaut mieux essayer de comprendre plutôt que de juger. Nous sommes tous des êtres humains à valeur égale. Je préfère laisser le jugement au spectateur, lui laisser le plus de place possible pour se faire sa propre idée. C’est important pour moi de ne pas prendre le spectateur par la main : je veux lui laisser une responsabilité vis-à-vis de ce qu’il peut comprendre des images.

Le titre présente lui aussi une ambiguïté : To Have and To Hold, le deuxième verbe pouvant se traduire à la fois par garder et, dans un sens figuré, par étreindre. Pourquoi cette polysémie ?

C’est moins ambigu en anglais. On prononce ces verbes lors des cérémonies de mariage. C'était fait exprès, puisque ce « couple » renvoie à l’image du mariage traditionnel. La femme reste à la maison et assouvit les désirs sexuels de son homme. Le titre est ironique dans le sens où il déplore une conception archaïque mais toujours en vigueur des rôles genrés.


Dans Container, les personnages sont souvent surcadrés. Vous les filmez à travers les vitres, l’ouverture des portes. Est-ce que l’environnement professionnel dans lequel évoluent ces individus est à l’origine de ce choix ?

Étant visuellement attaché à la photographie, je pense que cela a une influence. C’est quelque chose que j'apprécie. Dans Container, je voulais montrer comment l’immensité du monde moderne reposait sur les épaules des travailleurs. Il fallait un cadre imposant, qui fasse office de catalyseur narratif.

Vous filmez les employés avec un certain recul. Est-ce une forme de pudeur de votre part ou, au contraire, une volonté de les inscrire dans leur environnement de travail ?

J’aime les plans larges. Dans ce genre d’histoire, ils renforcent l’aspect impersonnel et froid du lieu de travail. Une cinéaste avec qui j’ai travaillé utilise beaucoup la caméra à l’épaule, ce qui rappelle le travail des frères Dardenne. Pendant la préproduction, on a essayé de définir une esthétique qui se rapproche le plus des concepts que je voulais mettre en place. Par ces choix de cadrages, on montre que l’on se trouve dans un environnement qui nous dépasse. Il rend les protagonistes minuscules, insignifiants. Le lieu est le personnage central du film. Cette distance est importante, idée qui s’étend à la salle de cinéma. L’espace qui nous sépare de l’écran doit être comblé par nos pensées, nos réactions, nos émotions. Je pense que c’est pareil avec les plans. Si ce n’est pas assez opaque, la participation du spectateur restera mineure.


On note une certaine obsession géométrique dans la composition de vos plans. Vous considérez-vous comme un perfectionniste dans la construction d’une image ?

J’ai eu une discussion avec un ami photographe sur le concept d'oeil inhabitable. Un artiste peut essayer de faire des choses dans un autre style, mais son regard singulier ne peut le quitter. Même avec beaucoup de temps entre deux oeuvres, on reconnaît les idées ou impressions analogues. C’est instinctif. J’essaie d'être minimaliste, de laisser la caméra statique. Je suis assez autodidacte : j’ai fait une année d’école de cinéma, suis passionné de photographie, mais ne suis pas « formé » dans tous ces domaines. Je crée donc des images qui me viennent naturellement. Mon style géométrique renvoie à un monde angulaire, sobre, austère. Je cherche à retranscrire son absurdité face aux formes plus circulaires qu’on trouve dans la nature. J’essaie de ne pas trop utiliser d’éclairages, d’avoir une approche naturaliste.

Les espaces que vous filmez ne semblent pas se rattacher à des lieux particuliers. On peut les rattacher à tous les pays occidentaux : où ont-ils été filmés ?

C’est une réponse à l'homogénéisation de la vie moderne. J'ai été très inspiré par un livre d’un auteur français, Marc Augé : Non-lieux. Les non-lieux sont des espaces de la société moderne qui ne renvoient à aucune culture, qui n'ont aucune personnalité. J’ai fait exprès de renforcer cet aspect en choisissant les lieux de tournage, mais aussi en optant pour une approche sobre, détachée.


La musique finale de Clinical est composée par votre frère. Pouvez-vous décrire le processus créatif à l’origine de cette collaboration ? La musique a-t-elle été écrite pour le court métrage ?

On a utilisé une musique préexistante composée par mon frère, car on n'avait pas d’argent. Je connaissais pas mal de musiciens en Australie grâce à mon frère. L’objectif était de faire quelque chose de minimaliste dans la forme, mais aussi dans la conception. Je voulais faire un film amateur, à la manière des films de Jim Jarmusch. Clinical a été tourné en un jour par une équipe de trois personnes : l’acteur principal était mon propre dentiste, et l’accompagnement musical était l'œuvre de mon frère. Chez moi, on a une expression pour qualifier cette approche : « made in the backyard », c'est-à-dire fait dans l’arrière-cour avec les moyens du bord. Le film est assez froid : finalement, je ne sais pas si la musique correspond totalement au ton. Je regrette un peu son utilisation.

Avez-vous des projets pour l’avenir ? Peut-être un prochain film en France ?

J’ai essayé de filmer à Calais. Je voulais prendre des images de l'Eurotunnel de l’intérieur, et montrer les camions montant sur les rails. Mais c’était un peu sensible : pour des raisons de sécurité, ils ont dit non. Sinon, je suis en train de faire deux films : l’un sur la source de la rivière du Lez, l’autre sur un petit village du côté de Narbonne.

Propos recueillis par Tess Ardisson et Chayan Bandhavong