Esthétique(s) de l’enfance

Maurice Pialat, de L’Enfance nue (1968) à La Maison des bois (1971)


Filmer l’enfance, certes, mais comment procéder ? François Truffaut, Jacques Doillon, s’y sont essayés, c’est vrai, mais le cas de Maurice Pialat nous apparaît d’autant plus riche qu’il y consacra deux formes audiovisuelles : le cinéma et la série. Nous allons, ici, tenter de mettre en exergue les variations intrinsèques aux différentes appropriations esthétiques d’un sujet commun par un même cinéaste qui, à deux années d’intervalle, a prolongé son traitement de l’enfance par l’utilisation d’un champ esthétique à possibilité temporelle beaucoup plus vaste.

Le problème se pose donc en ces termes : en quoi la captation de l’enfance dans L’Enfance nue varie de celle de La Maison des bois, au-delà de sa simple inscription dans une durée diégétique plus conséquente ?

Pour y répondre, nous développerons deux parties distinctes. D’abord, nous traiterons du cloisonnement des sentiments mis en place par Pialat. Ensuite, nous aborderons l’enfance comme conditionnement de la forme de Pialat, soit le traitement d’un quotidien résultant des conséquences d’un hors champ.


Dans L’Enfance nue, par quoi est motivé François lorsqu’il fracasse une montre, tue un chat, jette sa chaussure dans une bouche d’égout, frappe ses camarades, fouille un placard ? Est-ce une haine, une recherche d’attention, une frustration, une joie de l’agacement, un érotisme de la destruction ? Dans La Maison des bois, qu’est-ce qui régit intérieurement les enfants lorsqu’ils décident de déchirer des lettres ou se déguiser en soldats ? Bien, ces choses-là, rien ne permet de les justifier. Mais alors pourquoi ? Parce que L’Enfance nue et La Maison des bois ont en commun une opération esthétique du cloisonnement mise en place par Pialat, soit un respect pudique, une acceptation, de l’inexactitude extérieure des sentiments et émotions des enfants qu’il filme. Chez Pialat les corps bougent, tapent, exultent, sans que le spectateur en connaisse les raisons exactes donc, se trouvant heurté à cette cloison des sources de motivations et ne pouvant plus que ne pas comprendre, il pourra ou non saisir cette abstraction pour apposer à ces chairs les tourments qu’il souhaite, personne ne pouvant affirmer ou contredire ses thèses. Pialat respecte ainsi modestement ses personnages enfants, leurs sentiments, pensées, les laissant baigner dans le trouble et l’abstraction fondamentaux de l’insaisissabilité interprétative de l’autre, de ce qui régit les corps taiseux qui peuplent l’espace qui nous entoure.

Par ce cloisonnement sentimental de ses personnages enfants, Pialat ne nous ramène ainsi jamais qu’à cette grande opacité de l’être humain, en tout cas du corps humain, celui dont nous ne pouvons saisir ce qu’il nous donne que lorsqu’il est verbeux, si tant est qu’il décide de jouer la carte de l’honnêteté, mais là, encore une fois, le masque de chair nous faisant face ne permettra pas de le savoir. Un corps ne peut que cacher, en tout cas ne pas tout montrer, et Pialat, en filmant des enfants, filmiquement ou sériellement, rend perceptible ce fondement, l’enfant ayant de différence avec l’adulte sa grande pureté devant le monde qui l’entoure, un petit nombre d’années soustrait de la perversion de la fausseté, de la maîtrise de soi, de l’auto-lissement social, le petit être s’avère alors d’autant plus indiscernable, trouble, opaque, magnifique, qu’il est condamné à n’agir qu’en fonction de ses sensations de l’instant, qu’il est seul à connaître et ressentir, L’Enfance nue et La Maison des bois agissant dès lors comme captation des enfants dans ce qu’ils ont de brut, de distant, de fascinant. « On n'est jamais tranquille avec eux, on ne sait jamais ce qui leur passe par la tête » dira l’un des adultes dans le second épisode de La Maison des bois. Mais alors, si cette cloison est perceptible dans ces deux formes en tant qu’elle est disposée au sein de l’espace scénique, donc perceptible matériellement par la présence puis l’analyse des corps, en quoi ces corps conditionnent-t-ils formellement ces deux œuvres, ce d’une manière différente ?


L’Enfance nue est avant tout basé sur un seul personnage, François, le montage juxtaposant les situations sans autre lien que ses actions, ses bêtises, ses discussions, celles-ci surgissant scéniquement au spectateur condamné à ne pouvoir prévoir le plan suivant. Lorsque François est hors champ c’est qu’il est dans la même pièce, mais soustrait du cadre, ou bien qu’il n’est simplement pas là, les personnages parlant alors tout de même de lui, s’en plaignant, l’appelant. François habite le film, toutes ses scènes, tous ses plans, ses situations, qu’il y soit présent ou non. Mais un changement s’opère avec La Maison des bois, car jusqu’alors déterminée par François, par un enfant, la caméra de Pialat cadre désormais librement dans le champ, opérant panoramiques, zooms et dé-zooms selon sa volonté, la multitude d’enfants dans le cadre à l’école communale opérant comme un tout, une masse, un groupement d’individus à capter à la fois individuellement et dans son entièreté. Dans son passage à la forme sérielle, Pialat socialise donc un peu plus son esthétique en tant qu’il charge son espace filmique de plus d’individus, et plus qu’une simple évolution quantitative voyons-y plutôt un cinéaste décentrant son champ esthétique du fait scénaristique singulier pour atteindre à la description d’un quotidien global, épousant par conséquent un découpage moins déterminé par un personnage spécifique que par la vie d’un village et ses habitudes en temps de guerre. Cette soudaine liberté des mouvements de caméra chez Pialat agit dès lors comme éprouvement, par l’esthétique, des détails de la multiplicité matérielle des lieux, des chairs qui les peuplent, nous rappelant qu’un lieu c’est cela, un béton froid ne prenant jamais vie mais la vie s’y greffant le temps d’un instant, cette vie pouvant parler d’une multitude de choses différentes d’une table à une autre dans un bar, ou réciter un poème devant d’autres élèves qui regardent.

Décentrer et faire éprouver esthétiquement les lieux où se greffe l’enfance donc, mais film ou série Pialat filme surtout les conséquences d’un hors champ, celles de la guerre sur le village de La Maison des Bois, celles d’un abandon sur un enfant dans L’Enfance nue, dans les deux cas le résultat étant ce qu’il est, la grande contrainte hors champ n’étant / ne pouvant être résolue, nous spectateurs sommes dès lors confrontés factuellement à la vie des êtres touchés. Si L’Enfance nue n’était ainsi basée que sur le quotidien de François, La Maison des bois traite alors du quotidien d’un village dans lequel est greffé le quotidien des enfants. Pialat remet dans les deux cas en scène le quotidien, un quotidien, dans son sens propre en tant qu’il le (re)donne à voir au sein de son espace scénique, et en tant qu’il l’agence, le récrée, donc le met en scène. La forme sérielle lui permettant presque ontologiquement une plus grande imprégnation, ce par sa durée bien plus conséquente, les gestes du banal se rendent ainsi forcément plus perceptibles, puisqu’ils sont plus récurrents, donc témoignent par eux-mêmes de leur autocréation routinière, dans les lieux dont ils disposent, dans lesquels Pialat insère le fait scénaristique, presque comme une greffe, la fiction surgissant par fragments dans le documentaire pas documentaire, dans la fiction qui n’en est pas vraiment une.


Ainsi, nous nous sommes demandé en quoi la captation de l’enfance dans L’Enfance nue variait de celle de La Maison des bois, au-delà de sa simple inscription dans une durée diégétique plus conséquente. Nous avons d’abord vu que Pialat opérait une cloison des sentiments de ses personnages d’enfants quelle que soit la forme qu’il emploie, cette cloison finissant par nous ramener à l’opacité du corps humain, en tant qu’elle se révélait d’autant plus perceptible que dans son traitement par la grande pureté de l’enfance, de l’impossibilité d’en connaître les motivations. Nous avons ensuite traité de la différence d’importance accordée aux enfants entre L’Enfance nue et La Maison des bois, dans le premier cité le personnage de François conditionnait la forme du film par son omniprésence physique ou bien conditionnait également les échanges verbaux lors de sa non-présence dans le champ. Au contraire, le découpage de La Maison des bois n’était pas contraint par l’enfance, mais inscrivait le quotidien des enfants dans un quotidien à plus grande échelle. Au passage à la série, Pialat épousait par conséquent une plus grande liberté formelle, que ce soit en l’occurrence par son découpage, ou sa caméra se baladant dans l’espace, cette dernière nous faisant éprouver esthétiquement la multiplicité des lieux, des êtres qui les peuplent. Dans son film et sa série, Pialat s’intéressait aux conséquences d’un événement majeur hors champ contraignant les actions des corps dans le champ ; un abandon pour l’un et la guerre pour les autres, Pialat traitant finalement du quotidien résultant de ces événements.

Mais si l’enfance traversait jusqu’ici l’œuvre de Maurice Pialat, un autre cinéaste s’attacha au sujet, y consacrant plusieurs films. Nous pouvons ainsi nous poser les questions suivantes : en quoi le traitement de l’enfance chez Pialat différerait de celui de Kiarostami ? Le changement de contexte social et culturel modifierait-il le rapport d’un cinéaste à l’enfance ?

Baptiste Lechesne

Cette analyse comparée a été rédigée dans le cadre du cours de Licence 3 « Du "cinéma" pour d’autres écrans : cinéastes, télévision, Internet », dirigé par Benjamin Campion au second semestre 2022-2023.