L’esthétique du collectif, l’importance du costume

Mean Girls (Mark Waters, 2004)

Dans un teen movie, l’un des éléments esthétiques et archétypiques les plus récurrents est le plan moyen sur un collectif qui marche de front, en léger ralenti. Il s’agit de celui du groupe des mean girls, de la bande de pestes du lycée ou, du moins, des filles les plus populaires du lycée. Elles incarnent un des éléments iconographiques qui composent ce sous-genre. Ainsi, tandis que le cadrage et le montage sont importants pour rendre toute l'ampleur, l’importance que tiennent ces figures, le rôle esthétique des costumes n’est pas à négliger. Il s’agit d’un vrai travail de composition, se faisant main dans la main avec les décorateurs, cadreurs, scénaristes et réalisateurs pour créer des plans exprimant le rôle et le poids des personnages principaux. Nous avons pu poser les bases avec Clueless précédemment, en montrant que le travail d’un costumier peut faire perdurer un film dans le temps et lui insuffler un caractère culte, iconique. Approfondissons maintenant notre approche en nous appliquant à analyser l’importance des costumes dans le film Mean Girls, réalisé par Mark Waters en 2004, pour composer une esthétique du collectif, un groupe qui s’inter-influence et figure dans le champ avec précision.

I. Le collectif : placement des corps dans le cadre, colorimétrie, assemblement, pièces

Mary Jane Fort, costumière pour le film, affirme dans une interview :

« C’est un gros challenge, il faut que les costumes soient magnifiques, mais ça n’a aucun sens s’il ne s’agit pas d’une fabrication du personnage et du film. Tout a un sens, tout a un but, toutes les couleurs sont là pour une raison spécifique. Il faut se demander comment les personnages vont apparaître ensemble à l’image, si tel personnage est avec tel autre personnage, quelles sont leurs actions, ce que l'on doit voir à l’image. »

Fort souligne ici l’importance des costumes dans la composition du cadre. Le placement et la présence des personnages vont directement influer sur l’esthétique d’une séquence et plus largement du film. Il s’agit ainsi d’étudier de près qui figure dans le plan, où, comment. Quelles places occupent les personnages ? Qu'est-ce que cela dit sur eux et sur leur évolution dans un milieu social choisi ?

Mean Girls est un teen movie mettant en scène l’arrivée d’une jeune fille de 16 ans, Cady, qui arrive pour la première fois dans un lycée après avoir passé des années en Afrique à suivre des cours à la maison. Cette dernière ne connaît pas les codes de son nouveau milieu social et ne va pas tarder à faire la connaissance des différents groupes sociaux du lycée, allant des rejetés (Damian et Janis, ses nouveaux amis) au groupe de filles les plus populaires, à la fois détestées et adulées, qu’elle va devoir intégrer (les plastiques, Karen et Gretchen, et la reine du lycée, Regina Georges). Un élément ressort du scénario du film : la mutation sociale qui va avoir lieu pour le personnage principal. Celle-ci va dorénavant intégrer un groupe de personnes et ce sont leur placement et leurs vêtements qui vont témoigner de leur fonction, de leur place au sein du collectif. Cady va s’adapter peu à peu et son style vestimentaire, la place qu’elle occupe dans le cadre, vont témoigner de son influence croissante dans le microcosme. Comme le précise Fort, chaque vêtement a son importance ; les tenues sont choisies avec précision pour des scènes particulières. Penchons-nous ainsi sur la première rencontre des plastiques avec Cady au réfectoire du lycée, lieu témoignant des différents groupes et de leur importance dans la pyramide sociale.

Contrairement à Clueless, il ne s’agit pas de faire ressortir la reine des abeilles de la masse avec une couleur pop, puisque le groupe des plastiques ressort naturellement par opposition aux autres groupes présentés comme insignifiants, puis invisibilisés par la faible profondeur de champ. Fort choisit de se caler sur la mode actuelle pour illustrer l’attention que ces personnages prêtent à leur image, aux tendances du moment. Un code vestimentaire a même été inventé avec un planning pour organiser les vêtements à porter et ne pas porter selon les jours de la semaine, les obligations modes et les interdits : « Le mercredi, on porte du rose. » Cette réplique devenue culte exprime bien l’importance accordée aux vêtements dans la diégèse, mais aussi lors de leur élection et de leur composition pour le tournage. Pour la première rencontre avec les plastiques, Fort a décidé de choisir des costumes qui montreraient en un clin d'œil la hiérarchie qui réside au sein du trio, mais aussi la différence fondamentale entre ce groupe et Cady. Regina, placée au milieu, porte une chemise rose avec un pull ajusté noir par-dessus. Comme le précise la costumière, cette superposition était tellement tendance dans les années 2000 qu’il était parfois impossible de trouver un pull qui n’était pas greffé au col d’une chemise. Ce choix exprime non seulement que Regina est à la pointe de la mode, mais aussi qu’elle se place en leader, puisqu’elle se démarque, par le noir de son pull, de ses deux acolytes aux vêtements colorés placées de part et d’autre de cette dernière.

Le choix des vêtements de Gretchen et Karen témoigne de l’influence que Regina a sur elles. Chacune d’entre elle reprend un élément de sa tenue. Pour Karen, il s’agit du débardeur noir, superposé à son pull bleu clair, la colorimétrie de ses tenues témoignant de sa naïveté et de sa candeur. Pour Gretchen, il s’agit du pull col V, plus coloré cependant, mais moins marquant – celui-ci comportant des imprimés à carreaux, élément qui compose son style et témoigne de ses origines britanniques. Fort avait pour ambition de démontrer, avec ces costumes, la mutation qui s’opère au sein du groupe et l’influence qu’a le leader sur ses faire-valoir, bien que leurs personnalités ressortent de leurs tenues. De plus, le fait qu’elles soient trois place systématiquement Regina au centre de l’attention visuellement et déséquilibre le groupe : elle dispose de ses deux amies, et ses deux amies se battent pour son attention. La concurrence mènera toujours à ce que l’une des deux soit isolée. Enfin, Cady se place en opposition au groupe à la fois visuellement (disposition des corps) et sur le plan vestimentaire. Ses vêtements ne sont pas ajustés, elle porte un jean (interdit par le code vestimentaire du groupe) et a les cheveux attachés, ce qui n’est possible qu’une fois par semaine, donc le moins possible. Le groupe des trois plastiques ressort dans le champ par ses vêtements soignés et sa disposition dans le cadre, tandis que Cady détonne, représentant l’antithèse de ce qu’est Regina Georges par son style et son placement face à elle, de l’autre côté de la table. Son évolution au sein de la bande se fera ainsi de manière fondamentalement visuelle, vestimentaire.

Pour composer les tenues du nouveau quatuor, Fort examina des yearbooks et se pencha sur des personnalités des années 2000 qui ont marqué la pop culture, telles que Paris Hilton. Des célébrités qui pensaient avec minutie leurs apparitions publiques ainsi que les vêtements qu’elles porteraient et dans lesquels elles mettaient leur argent. Nous pouvons relever une similarité entre la tenue de Regina et celle de Paris sur la photo ci-contre. Cette première porte un t-shirt blanc avec un imprimé rose foncé (correspondant au caractère du personnage selon Fort), très tendance à cette époque, ainsi qu’une petite veste rose poudrée. Regina porte également un sac Louis Vuitton rose à fleurs qui témoigne de son statut économique : celle-ci peut mettre de grosses sommes d’argent dans ses vêtements et accessoires, et s’ériger en starlette. De plus, nous retrouvons une touche de noir avec sa jupe qui contraste avec l’innocence du reste de sa tenue.

Regina est placée à l’extrémité droite du groupe et Cady à son opposé, ce qui témoigne de la différence stylistique et caractéristique entre les deux personnages, mais aussi de la rivalité qui va s’installer entre elles, laissant au milieu de leur champ de bataille les deux faire-valoir. Par ailleurs, le bleu foncé du jean de Cady fait écho à la jupe noire de Regina, celles-ci encadrant le groupe avec leurs vêtements. Enfin, nous retrouvons ici encore les éléments caractéristiques du style de Karen et Gretchen : les carreaux et couleurs douces (notamment le baby pink signature de Karen). L’hyperféminité du groupe est placée en opposition au look tomboy de Cady qui a emprunté son polo rose Lacoste à Damian. Elle ressort mais se conforme peu à peu, tandis qu’elle prend place dans le champ avec les plastiques, sur la même ligne. Toutefois, sa cristallisation en tant que membre important du groupe aura lieu lors de la séquence iconique de la danse sur Jingle Bells Rock. Un moment phare qui nous permettra de nous pencher sur la transformation de Cady.

II. La mutation d’un groupe : influence et dupe, composition et analyse du style de Regina et Cady

Une des répliques culte de Mean Girls est prononcée lors de la représentation de Noël, un événement où les élèves du lycée viennent sur scène pour montrer leurs talents aux autres et aux parents présents. Chaque année, les plastiques présentent leur numéro de danse sur Jingle Bells Rock. Regina se place au centre, Gretchen à sa gauche et Karen à sa droite. Toutefois, Cady prend dorénavant part au numéro. Regina demande à Cady de se placer à sa gauche et à Gretchen de se mettre en bout de file à sa droite, ce qui l’offense. S'ensuit la fameuse réplique : « I’m always on your left – and right now you’re getting on my last nerve, switch! » Cady prend officiellement une place importante dans le groupe en se plaçant aux côtés de Regina, au centre, tandis que les autres les encadrent, les mettent en valeur. Ici, toutes les filles portent le même costume, à une différence près : les costumes de Regina et Cady laissent entrevoir leur ventre. Fort a justifié ce choix par une volonté de montrer la proximité entre Regina et Cady, ainsi que l’influence que cette première a sur elle, sur son comportement et son style vestimentaire, laissant les parents de notre protagoniste choqués par la représentation. Ici, les costumes sont extrêmement importants dans la narration. En effet, Fort a expliqué avoir travaillé main dans la main avec la scénariste Tina Fey (auteure de la pièce de théâtre Mean Girls, dont le film est l’adaptation). Dans le script, on sait que Cady change, qu’elle se transforme, change de vêtements, mais on ne sait pas quels vêtements elle arbore, s’ils ressemblent à ceux de Regina. Fort a façonné l’évolution du personnage dans son milieu à travers les costumes. Chaque élément compte pour le développement narratif et visuel de Cady. Nous allons ainsi approfondir davantage la manière dont on nous fait comprendre et ressentir le changement du personnage principal.

Tandis que Cady s’impose peu à peu comme nouvelle reine du lycée et prend la place de Regina, nous remarquons une tendance qui s’inverse. Regina néglige son style et renie ses propres codes vestimentaires, alors que Cady, au contraire, s’y conforme pleinement et reprend le style de Regina. Cette similarité pleine de complémentarité passe par les accessoires et les silhouettes proposées par Cady. La signature stylistique de Regina est une tenue ajustée, tendance, agrémentée d’une paire d’anneaux en argent et d’un collier avec son initiale. Au fur et à mesure du film, nous avons ainsi l’occasion de voir Cady porter des anneaux dorés faisant écho à ceux de Regina, sans exactement les copier. De plus, la disposition des corps change : Cady est dorénavant à côté de Regina dans le réfectoire (et non plus en face), ce qui souligne leur ressemblance plutôt que leur opposition. Cady reprend également la colorimétrie de Regina : on remarque une similitude entre les choix de couleurs des deux personnages. Autrefois, Cady portait du vert, du bleu foncé ; maintenant elle porte du rouge, du rose, du bleu clair, couleurs qui la font ressortir à la manière de Regina. Cela crée un parallèle à l’image. Fort a travaillé sur des pièces tendances qui évoquent le style de Regina sans le dupliquer exactement. C’est le cas du sac Louis Vuitton que Cady arbore avec son initiale dessus, qui évoque le collier signature de Regina. La mutation sociale passe par les costumes.

Avec beaucoup de subtilité, Fort crée un véritable dupe (une réplique) de la robe de bal de Regina pour Cady. Cela témoigne de la transformation du personnage principal en une Regina bis. Ici encore, ce n’est pas une reprise exacte du costume, et chaque détail est extrêmement significatif. Par exemple, Cady porte un choker noir, qui rappelle la ceinture noire de Regina. Fort a notamment expliqué qu’il s’agissait d’une reconfiguration du bracelet que Cady portait au début du film, bracelet venu d’Afrique offert par sa mère et auquel elle tient particulièrement, jusqu'à ce qu’elle comprenne que Regina le trouve laid. Dans les scènes qui suivent cette séquence, jamais plus nous n’aurons l’occasion de voir ce bracelet : cela marquera le moment à partir duquel Cady a renié son identité propre pour se conformer au groupe social auquel elle appartient désormais. Dans la diégèse, le choker a été fabriqué par Cady à partir de la ficelle de son bracelet. Fort tenait en effet à ce que ses costumes puissent avoir été choisis et conçus par les personnages eux-mêmes, en témoignage de leur état d’esprit.

Cette reconfiguration est significative de la transition de Cady, de son ancien mode de vie et milieu social à de nouveaux, en suivant des modèles et des influences. Celle-ci porte désormais des vêtements tendances car elle comprend peu à peu les codes et l’importance de l’image qu’elle renvoie aux autres. En effet, Fort et Lindsay Lohan (interprète de Cady) ont décidé ensemble de mettre un soutien-gorge rose voyant sous la robe que porte Cady, s'agissant d'un attribut très populaire dans les années 2000. Enfin, le choix des couleurs utilisées pour la robe de Cady et de Regina est important. Le noir de la robe de Cady contraste avec le rose très pâle de Regina, tandis que seul un large trait vertical rose foncé éclaire cette robe. Il s’agit de montrer que Cady bascule peu à peu du mauvais côté, qu’elle s’éloigne de ses vrais amis et fait partie intégrante d’un groupe qu’elle méprisait jusqu’alors. Le choix de cette tenue est charnière car il signifie qu’elle a pris la place de Regina, qu’elle n’est en réalité pas si différente d’elle, mais juste une version alternative.

Lorsque Regina est enfin évincée, nous retrouvons la même configuration des corps dans l’espace chez le nouveau trio. Cady est au milieu, Gretchen à sa gauche (place attitrée) et Karen à sa droite. Ces deux dernières sont fidèles à elles-mêmes : on retrouve une même colorimétrie, les mêmes silhouettes. Seule Cady a changé depuis le début du récit. En un coup d'œil, nous pouvons nous figurer la transformation qui s’est opérée chez elle.

Ainsi, nous pouvons constater la place centrale des costumes dans le long métrage. Ceux-ci jouent un rôle à la fois narratif et esthétique, en permettant de faire ressentir aux spectateurs l’évolution de Cady à travers le microcosme que représente le lycée. L’arc narratif de la protagoniste et son évolution au sein du collectif sont directement liés à son style vestimentaire et impliquent un travail minutieux d’une costumière de talent composant des tenues tendances et marquantes. Mary Jane Fort relève haut la main ce défi : près de vingt ans plus tard, chacun se rappelle en effet la tenue de Regina au centre commercial, ou encore les costumes du numéro de danse sur Jingle Bells Rock. Ces derniers ont d'ailleurs été repris pour le clip Thank u, Next d’Ariana Grande en 2019, mettant en scène une chorégraphie désormais culte.

Mélinda Dillinger