Pour une fusion de nos images
Entretien avec Tess Ardisson et Chayan Bandhavong (réalisateurs, étudiants de L3)
Tess Ardisson et Chayan Bandhavong sont deux étudiants en cinéma qui travaillent en couple. « L'amour c'est produire avec les capacités de l'autre », disait Brecht. Ainsi, les deux jeunes cinéastes mettent en commun leur grand sens du cadrage, leur sensibilité émouvante sur le monde et les gens qui les entourent, ainsi que leur curiosité formelle : un pied dans le documentaire, un autre dans l'expérimental. Chacun de leurs courts-métrages est singulier et renferme en son sein une poésie certaine.
La première chose que je voulais savoir, c'était à partir de quand vous avez commencé à faire des films ? Est-ce que vous avez tout de suite commencé à les faire ensemble ?
Tess : Le premier film que j'ai fait, c'était l'année dernière avec Yann Sinic. J'avais juste fait un montage, c'était ce qui était demandé pour un cours. C'était assez abstrait par rapport aux autres productions, on m'avait même dit que c'était un peu expérimental. C'est pourquoi j'ai par la suite pris un cours de cinéma expérimental. Et depuis qu'on se connaît avec Chayan, on a toujours eu envie de faire des choses ensemble et on a commencé plus concrètement à faire quelque chose tous les deux avec ce film-là, en le pensant et en faisant le montage ensemble (ndlr : celui réalisé dans le cadre d'un TP sur le cinéma expérimental).
Chayan : C'est marrant, mon premier film aussi je l'ai fait avec Yann Sinic, mais au lycée. On avait dû faire un court-métrage, qui ne m'avait pas trop plu, sur le thème de la plage. Mais sinon, avant de rencontrer Tess, j'avais déjà fait des petits films dans lesquels je filmais les soirées que je faisais avec une caméra similaire à maintenant (ndlr : un caméscope DV). Mais ce n'est que depuis cette année que je commence à m'y mettre réellement.
Et donc, votre premier court-métrage réalisé ensemble est celui réalisé dans le cadre du TP sur le cinéma expérimental avec Marc Hurtado ?
Tess : Oui.
Tess, tu dis que tu as tout de suite été intéressée par des formes plus abstraites, dites expérimentales, alors que toi, Chayan, tu filmais tes soirées mais tu n'étais pas trop intéressé par l'expérimentation a priori.
Chayan : Pas vraiment, dans la forme c'était plus clipesque qu’expérimental.
Et donc, comment avez-vous travaillé ensemble pour réfléchir à ce qu'allait être le film, à la forme qu'il allait prendre ?
Tess : Tu as des souvenirs d'avant le tournage ?
Chayan : Oui, avant cela on devait écrire notre idée sur un bout de papier. On s'était d'ailleurs un peu pris la tête là-dessus sur le moment.
Tess : Ah bon ? Je ne m'en souviens pas.
Chayan : Je me souviens que la consigne de l'enseignant était de faire un film ayant pour thème la chair et l'esprit, alors on a tout de suite imaginé des visions.
Tess : On a pensé à tout ce que l'on voulait filmer. On a par exemple directement pensé aux yeux, aux mains.
Chayan : À l'eau, aussi.
Tess : Oui, on avait vraiment envie de filmer les coins d'eau dans la fac. C'est une des choses qui nous sont venues en tête dès le début.
Chayan : Mais en soit, c'est au moment du tournage que le film s'est créé.
C'est peut-être aussi en montant ?
Chayan : Bien sûr.
Tess : On a filmé beaucoup de choses qu'on n'a finalement pas utilisées dans le montage final. Au tournage, on s'arrêtait devant des formes primaires qui nous rappelaient le thème. Je partais du principe de créer quelque chose par rapport à ce que les formes dans la nature pouvaient m'évoquer.
Chayan : On peut évoquer le tronc d'arbre. Le film part peut-être de là. Tess a trouvé un arbre dans la fac, on s'est rapprochés et on en a filmé l’intérieur avec le flash intégré à la caméra et nos téléphones. Il y avait de la bave d'escargot dans ce trou d'arbre : avec les lumières, ça produisait plein de couleurs.
Tess : Comme celles d'un arc-en-ciel.
Chayan : On l'a utilisé dans le film, mais on ne comprend pas vraiment ce que c'est (à mon grand regret).
Tess : Oui, en le tournant, je pensais que ce serait une partie importante du film.
Chayan : Les formes abstraites qui vont très vite, multicolores, elles viennent de ce plan.
Vous m'aviez dit que vous aviez utilisé un kaléidoscope.
Tess : Oui, c'est un kaléidoscope que ma mère m'a offert, et je m'étais dit que ce serait bien de prendre des images avec la caméra à l'intérieur du kaléidoscope, pour après, au montage, accélérer le mouvement, le ralentir, etc. C'est littéral certes, ça renvoie trop directement à l'esprit, ce n'est sans doute pas très subtil, mais je trouvais ça beau à filmer. Pour moi, le travail essentiel était de revenir aux formes, et à mon avis c'était une forme un peu primaire et intéressante à regarder. Elle donne un rythme au film.
Pour revenir au fait que ce ne soit pas subtil : honnêtement, en regardant le film, on ne pense ni à l'esprit, ni au corps, et c'est un compliment. Ce n'est pas intellectuel comme visionnage. D'ailleurs, c'est intéressant que vous ayez utilisé un kaléidoscope pour votre premier film expérimental : ça témoigne à mon sens du fait que vous tendiez vers ces formes-là. C'est presque un geste de plasticien. Ne pas se contenter de l'image telle qu'elle est, mais la transformer avec d'autres outils, d'autres matières. Je pense bien sûr à des cinéastes comme Stan Brakhage qui ne passait pas que par le simple enregistrement filmique. Même Vincent Deville, quand il réalise Filles Flammes (2004), refilme un film qui est en super 8 et qu'il éclaire avec la lueur d'une cigarette.
Après ce film, j'ai découvert votre grand intérêt pour le cinéma expérimental. Mais cela vous intéressait déjà avant, ou bien ce TP a été une révélation ?
Chayan : Avant d'avoir ce cours, je connaissais quelques films et les grands noms comme Brakhage. Mais ce cours m'a permis de découvrir énormément de choses.
Tess : J'avais déjà vu quelques films expérimentaux pour ma part, mais, quand je réfléchissais aux films que je voulais faire plus tard, je ne pensais pas à ça. J'ai beaucoup aimé tout ce dont on a parlé, c'était en fait très proche de ce que j'avais envie de faire. Ça m'a d'autant plus ouvert l'esprit sur ça et donné envie de m'y intéresser et d'expérimenter aussi.
Mais vous ne faites pas que du cinéma expérimental. Tess, tu es particulièrement intéressée par le cinéma documentaire, et vous avez même réalisé un court-métrage documentaire bien qu'inachevé. Dans tous les cas, tout ce que vous faites se situe en dehors de la narration fictionnelle classique. C'est une forme qui ne vous intéresse pas, ou bien c'est juste que vous n'en avez pas les moyens, le temps, les idées ?
Tess : Je trouve que faire un film étudiant fictionnel, c'est creuser sa tombe. C'est un peu méchant de dire ça... Il peut y avoir de belles ambitions et je les souligne. Il y a plein de films étudiants qui m'ont surprise et que j'ai beaucoup aimés. Mais je trouve que c'est trop facile de tomber dans des redondances. Du coup, c'est difficile de s'exprimer totalement dans un format qui est déjà super codé et très utilisé. Donc, effectivement, je trouve ça mieux de se tourner vers d'autres formes, car ces images ont plus de rapport avec ce qui me touche. Des films expérimentaux sont parfois plus parlants qu'une fiction sur la vie de quelqu'un. Chayan est très fan d'Anne Charlotte Robertson. Elle a une façon de s'exprimer totalement libre à partir de la matière filmique. Je trouve ça modeste de vouloir s'exprimer ainsi.
Chayan : Je te rejoins totalement. Par rapport aux films expérimentaux, ce dont j'avais envie était surtout de m'amuser, de prendre du plaisir. Juste capter des images. Après le film fait dans le cours d'Hurtado, je suis allé vers des formes moins expérimentales, parce que j'aime surtout capter des moments de vie.
Tess, tu me dis si je me trompe mais, pour le moment, les courts-métrages que tu as réalisés ont été faits dans le cadre d'un cours. Alors que toi, Chayan, tu as une chaîne YouTube sur laquelle tu postes des courts-métrages que tu réalises.
Tess : En fait, je filme des images pour les courts-métrages que Chayan poste sur YouTube.
Ah d'accord, donc est-ce que, d'une certaine manière, ce sont des films que vous faites à deux ?
Tess : Ça dépend des films. Par exemple, pour Le Cheval de Poussan, j'ai filmé des images qui n'ont cependant pas été utilisées au montage final.
Chayan : Celui-là, c'est peut-être le seul où tu n'as pas participé au montage.
Tess : Oui, on avait imaginé le film différemment au tournage, et c'est au montage que Chayan a eu l'idée de se concentrer plus sur le cheval en particulier.
Chayan : Mais sinon, pour les autres films, Tess est avec moi quand je fais le montage.
Tess : Je m'absente parfois, mais je lui donne mon avis tout au long du montage.
Chayan : Oui, ce sont des films qu'on fait à deux.
Tess : C'est sympa comme façon de faire. On filme ensemble, et j'aime ce que Chayan retient et ce qu'il en fait.
Chayan : Et à chaque fois, je suis très fier de montrer les images à Tess, l'aboutissement de notre film.
Forcément, je pense aux Straub. J'y pensais même quand tu as dit que vous vous étiez pris la tête sur la conception d'un film. J'ai envie de vous conseiller Où gît votre sourire enfoui ? (Pedro Costa, 2001) dans lequel on voit les Straub au travail. Et on voit qu'il y a chez eux une division du travail. Dans une interview où il était question du fait de travailler en couple, Straub cite Bertolt Brecht en disant : « Aimer, c'est faire avec les capacités de l'autre. » Mais vous concernant, il n'y a pas l'air d'y avoir de division du travail précise. Vous ne fonctionnez pas sur le principe de : Tess filme, Chayan monte.
Tess : Il m'est arrivé de monter quelques fragments, mais Chayan a beaucoup plus la main que moi. Je peux me débrouiller au montage, mais je suis bien plus lente que lui.
Chayan : Et surtout, j'adore faire du montage.
Tess : Oui, souvent quand je monte, Chayan a envie de le faire aussi.
Donc ça montre qu'il n'y a aucun systématisme dans votre fonctionnement. Ça va dans le sens de ce que vous disiez sur la liberté : si je veux filmer je filme, si je veux monter je monte.
Chayan : Surtout qu'on oublie très souvent qui a filmé quoi.
Tess : J'aime bien qu'il y ait une sorte de fusion de nos images.
C'est comme Jean Eustache qui avait fait un film avec Jean-Michel Barjol, Le Cochon (1970) : ils ont tous les deux filmé la même chose, mais chacun de son côté, et au montage ils ont réuni leurs images. Aujourd'hui, on ne sait pas du tout qui a filmé quoi, d’autant plus qu'à l'époque Eustache s'était approprié tout le film.
Désolé, Tess, je reviens à ce que tu avais dit plus tôt concernant l'ambition. Beaucoup d'étudiants en cinéma font ces études en pensant aux concours des grandes écoles, et, forcément, ils se tournent vers la fiction. Or, le fait que vous ne sachiez pas précisément que faire professionnellement vous autorise à essayer ce que vous voulez.
Tess : Je suis entièrement d'accord.
Chayan : Comme je l'ai dit précédemment, je prends du plaisir à faire les films que j'ai envie de faire. Et je n'ai pas envie de faire des films formellement plus calibrés pour les grandes écoles.
Tess : Nous n'avons aucun intérêt à y aller.
Et donc, vous voulez faire quoi plus tard ?
Chayan : (rire) C'est compliqué comme question !
Tess : Je ne me vois pas ne pas filmer. Si je n'arrive pas à en faire mon métier, je filmerai quand même.
Vous êtes des filmeurs, comme le titre d'un film d'Alain Cavalier.
Propos recueillis par Victor Audier