Plongée dans la psyché de personnages adolescents
Euphoria (HBO, 2019-)
L’univers créé par Sam Levinson pour son teen drama Euphoria ne passe pas inaperçu. Néons colorés, caméra qui voltige pour capter et retranscrire les sensations de chacun des personnages, sans parler des costumes et du maquillage hyper-personnalisés. Euphoria est une série character-driven, c'est-à-dire une série dont le récit se concentre davantage sur les personnages et sur le développement de leur arc narratif que sur l’intrigue. Sam Levinson s'évertue ainsi, au fur et à mesure des épisodes et des saisons, à narrer l’évolution psychologique de ses personnages en mettant en avant leurs traumas, leur passé, leurs complexes et la manière dont ils se répercutent sur leur vie et leurs relations. Les personnages sont ainsi profondément caractérisés, chaque épisode portant sur l’un d’entre eux et nous tendant un tableau répertoriant chaque facette de leur personnalité. Bien des éléments servent à nous propulser dans ce monde véritablement psychologique, subjectif et esthétiquement très travaillé. Que ce soit par la façon d’orienter le récit (en choisissant notamment une narratrice non fiable), par la façon de filmer les événements du point de vue subjectif des personnages, ou encore par les choix de costumes et maquillages très parlants pour mettre en exergue leur personnalité, leur manière de s’exprimer et leur évolution. Pour notre dernière analyse, penchons-nous sur le rôle majeur des costumes et maquillages dans cette esthétique identitaire (l’affiche officielle de la série elle-même met en avant le maquillage), ainsi que sur le caractère décisif de ceux-ci dans le retentissement de la série. Pour ce faire, nous ferons une étude de cas centrée sur trois personnages de la série et leur expression de soi par le maquillage et les vêtements, puis nous analyserons l’influence conséquente de ce travail esthétique sur le spectateur et sur le monde de la mode et du maquillage.
L’expression de soi par le style vestimentaire et le maquillage
[Synopsis de la série] : Après un séjour dans un centre de désintoxication, Rue Bennett fait son retour au lycée. Le jour de la rentrée, elle rencontre Jules, une adolescente transgenre avec qui elle commence à tisser des liens très forts. Les deux jeunes femmes, ainsi que leurs camarades de classe et amis, évoluent dans un univers où la jeunesse n'a presque plus de tabous : les relations amoureuses se défont aussi vite qu'elles se font, les réseaux sociaux sont omniprésents, les névroses et secrets de chacun s’exposent aux yeux de tous, et la drogue est facile d'accès.
Euphoria est un coming of age – plus précisément, un teen drama. Le travail des costumes et du maquillage semble particulièrement mis en avant et primordial lorsqu’il est question d’une fiction mettant en scène des adolescents ou des jeunes adultes. En effet, cette période de la vie, allant de pair avec une quête identitaire, est souvent celle de l’expérimentation et de l’affirmation de soi, comme le démontre Euphoria par son travail esthétique sur les vêtements que portent les personnages et les maquillages qu’ils arborent. Étudions le style de trois des personnages principaux de la série : Jules, Rue et Maddy, afin d’analyser la manière dont il fait ressortir leur caractère, leur façon de s’affirmer et leur état d’esprit, tout en s’accordant à l’esthétique over the top et glamour de la série.
JULES VAUGHN (HUNTER SCHAFER)
« Chaque fois que Jules porte une nouvelle tenue, elle a un nouveau maquillage ». Dans un post Instagram, Doniella Davy, l’artiste maquilleuse de la série, souligne la collaboration étroite qui a eu lieu entre le département maquillage et costume, dirigé par la styliste Heidi Bivens, sur le tournage. « S’il y a quinze vidéos de Jules, il y a quinze maquillages différents », ajoute-t-elle. Le personnage de Maddy accorde toujours ses hauts avec ses pantalons et jupes, tandis que Jules coordonne son maquillage avec ses tenues. Celle-ci fait beaucoup évoluer son style au cours de la série. Présentée comme un personnage créatif, inspiré et inspirant, son expression individuelle passe par son style vestimentaire et son maquillage. Toutefois, le style de Jules et son évolution sont aussi directement liés à son expression de genre [1]. Jules est une jeune femme transgenre qui emménage avec son père. Elle n’est plus en contact avec sa mère, car cette dernière l’a placée de force dans un hôpital psychiatrique lorsqu’elle a appris sa transidentité. Ainsi, la manière dont Jules s’exprime artistiquement a tout à voir avec son rapport à la féminité.
Il s’agit de son principal arc narratif : réussir à se sentir femme, en phase avec son identité de genre. Dans un premier temps, nous avons l’occasion de voir Jules porter des vêtements pastel, des jupes à carreaux, des t-shirts à motifs à fleurs, ainsi que des maquillages très créatifs et originaux (nuages dessinés à l’eye-liner blanc, formes en trois dimensions disposées autour de ses yeux). Sam Levinson avait notamment exprimé son envie d’en faire un personnage inspiré par la culture japonaise et les animes. Pour créer les tenues hyper-féminines qui reflètent le besoin de Jules de correspondre aux standards de féminité hégémonique ainsi que son besoin de validation masculine, Heidi Bivens a travaillé directement en collaboration avec son interprète, Hunter Schafer :
« Les tenues portées par Hunter Schafer étaient issues d’une véritable collaboration entre l’actrice et Bivens. Au cours d’une discussion au ATX Television Festival, Schafer a mentionné avoir envoyé des pages de moodboards (son passe-temps personnel) à la costumière pour s’en inspirer [2]. »
Pour composer ces tenues, Bivens s’est donc inspirée des suggestions de Schafer ainsi que de recherches sur le terrain pour la totalité des autres costumes choisis pour les personnages. La costumière a tenu à prendre des notes concernant le style vestimentaire de vrais lycéens et lycéennes en se postant devant des lycées et en observant les élèves qui allaient, venaient, pour s’en inspirer. Les pièces choisies sont essentiellement vintage, pour donner de l’allure aux interprètes via différentes textures d’époque. Toutefois, il est évident que les costumes choisis n’ont pas pour vocation d’être réalistes, de témoigner du style vestimentaire de vrais lycéens. Les costumes et maquillages s’accordent à l'esthétique irréelle, over the top, de la série, à l’image d’un rêve coloré et intense que propose son expérience visuelle immersive et hypnotique.
Pour revenir sur l’évolution de Jules et son rapport à la féminité, nous pouvons observer un changement évident de palette de couleurs de ses vêtements et de ses maquillages au fur et à mesure de la saison 1 d’Euphoria. Ce changement reflète justement les événements traumatisants que vit la jeune femme au fil des mois : chantages, catfishing, menaces… Jules sombre peu à peu, et perd de ses couleurs.
Jules s’exprime véritablement à travers ses vêtements et sa façon de se maquiller. Lorsqu’elle traverse un moment difficile, elle se met à abandonner les vêtements colorés au profit du noir, du gris et du blanc, tandis que son maquillage se fait plus foncé (rouge, noir), moins excentrique et doux. Elle teint en outre progressivement ses cheveux de plus en plus foncé (rose, puis rouge, puis noir). Cela sert à signifier visuellement la dégradation de son état mental et le sentiment d’oppression que lui inspire la ville dans laquelle elle vient d’emménager, ainsi que sa difficulté à se trouver et à s’épanouir en tant que femme. À l’occasion de la fête d’Halloween, Jules arbore un maquillage rouge avec des feuilles d’or placées autour et sous les yeux, prenant la forme de larmes dorées. Celles-ci expriment son profond mal-être et son sentiment de perte de connexion avec soi-même. Peut ainsi être relevée une véritable extériorisation des sentiments des personnages à travers leur façon de se vêtir et de se maquiller, emblématique du caractère fondamental de la psychologie des personnages et de leur expression à l’écran dans ce monde character-driven.
À la fin de la saison 1, Jules se défait de son style pop et coloré pour un style plus punk. Elle porte davantage de pantalons et délaisse les jupes à carreaux. Toutefois, c’est au cours de la saison 2 que son style change drastiquement. En pleine évolution, se retrouvant seule à la fin de la saison précédente, Jules a l’occasion de se recentrer et de se sentir plus à l’aise avec son identité de genre. Elle n’a plus besoin de répondre à des standards, ni d’attirer l’attention des hommes autour d’elle. Ainsi, elle se permet d’arborer un maquillage plus sombre et plus léger, et d’expérimenter un look plus streetwear, semblable à celui de Rue ou encore d’un nouveau personnage : Elliot. Bivens et Davy ont eu l’occasion d’attester leur volonté de montrer à l’écran l’influence qu’ont ses proches sur Jules. Celle-ci s’inspire directement des personnes qu’elle aime et qu’elle fréquente couramment. Ils l’aident à redéfinir son style et à se sentir tout aussi bien dans des vêtements dits plus masculins. Il était important pour les deux créatrices de faire ressentir la mutation sociale qui s’opère pour Jules, et dans ce nouveau petit groupe qui s’inter-influence (à la manière du groupe des Mean Girls). Le style de Jules raconte une histoire visuelle et sérielle : celle de son évolution au cours de la série, entre moments sombres et plus joyeux, comme un reflet de sa confiance progressive avec son identité de genre.
RUE BENNETT (ZENDAYA)
La façon de s’exprimer de Rue est drastiquement différente de celle de la Jules pop de la saison 1, mais elle cultive quelques similitudes en termes de maquillage. Pour habiller Rue, Heidi Bivens a eu l’occasion de collaborer avec son interprète, Zendaya. Chaque personnage est approfondi, nourri par une facette de la personnalité de son interprète. Zendaya a relevé en interview la proximité de son style vestimentaire avec celui de Rue. Sam Levinson et Bivens avaient imaginé pour le personnage un style tomboy, pour la simple et bonne raison que la costumière ne voyait pas Rue porter une grande attention à son style vestimentaire ou encore cultiver un style glamour, over the top. Elle s’est donc inspirée du street style de Zendaya, en se servant notamment de ses propres Converse. Ce choix apporte de l’authenticité au personnage et souligne combien l’addiction de Rue et son mode de vie toxique occupent toutes ses pensées, ne lui permettant pas de se concentrer sur elle ou sur autre chose que ses difficultés à combattre : sa dépendance à la drogue d’une part, son incapacité à surmonter la perte de son père d’autre part.
Ainsi, les vêtements choisis dans un premier temps par Bivens étaient issus de créateurs streetwear. Toutefois, une fois les essais effectués, la costumière s’est aperçue que le rendu ne correspondait pas à ses attentes. Elle a alors choisi de piocher parmi des vêtements de seconde main et d’élire des habits de jeunes garçons (une des tenues appartenant à un enfant). La coupe courte de ses vêtements vient totalement réinscrire le personnage de Rue dans une sorte de mélancolie infantile, une nostalgie d’un temps passé, comme si elle avait grandi directement avec ses vêtements sur elle. Cela souligne la rapidité avec laquelle la jeune femme a dû affronter la vie et ses malheurs. Une pièce particulière vient souligner l’état d’esprit de Rue et sa difficulté à gérer le deuil de son père : la large veste à capuche prune de ce dernier, qu’elle arbore tout au long de la série et qui devient peu à peu un véritable élément iconographique.
La largeur de cette veste à capuche tranche avec la coupe courte des vêtements ordinaires de Rue, cette impression de petitesse étant renforcée par la grande taille de Zendaya. Ce vêtement, qu’elle semble arborer comme une carapace, une protection face au monde extérieur et à ses propres tourments, exprime la façon dont elle se réfugie dans le passé, dans ce qui lui rappelle son père, qu’elle est incapable de laisser derrière elle. La veste prend la forme d’un cocon qui l’apaise, en lui rappelant la présence d’un être cher.
Avec une seule pièce, Heidi Bivens parvient à suggérer énormément de choses et à caractériser encore davantage la protagoniste. Toutefois, le travail du maquillage est aussi très important pour le personnage de Rue : il représente la seule manière pour elle d’exprimer ce qu’elle ressent, d’extérioriser ses sentiments [3].
Doniella Davy a travaillé le maquillage de Rue de manière à exprimer toute la tristesse du personnage, toute la peine qu’elle éprouve et qu’elle tente de réprimer en prenant de la drogue. L’artiste maquilleuse a surtout situé la zone d’application du maquillage de Rue sous ses yeux afin de renforcer ses cernes, de donner l’impression que son maquillage a coulé, et surtout de signifier qu’il n’a pas spécialement pour vocation de la rendre plus belle, de la magnifier (contrairement à Jules). Pour Rue, le maquillage constitue plutôt une manière de s’exprimer. En travaillant essentiellement avec des strass, des paillettes et des couleurs sombres (comme le violet et le noir) sous les yeux, Davy crée des maquillages qui évoquent les larmes du personnage et ses tourments intérieurs. Sur la photo ci-dessus, nous pouvons voir la manière dont Davy a travaillé des paillettes épaisses pour créer des larmes coulant sur les joues de Rue. Dans cette scène, Rue vient de prendre de la drogue ; son maquillage exprime visuellement ce qu’elle ne peut contenir, à savoir son profond chagrin.
Cette même idée innerve le second maquillage ci-contre, de loin le plus populaire – ce photogramme est notamment utilisé pour l’affiche de la série. Ici, il s’agit d’un maquillage réalisé diégétiquement par Jules. Nous retrouvons sa touche personnelle avec la petite étoile collée sous les yeux, évoquant encore de manière stylisée les larmes de la protagoniste. Ce maquillage, qu’elle arbore pour le bal de promo, est intéressant puisqu’il témoigne de l’influence de Jules sur Rue, et du déchirement que cette dernière va connaître lorsque Jules la laissera à la gare. Ainsi, le style de Rue exprime le caractère omniprésent de son passé dans sa vie, et sa difficulté à affronter le présent autrement que par la dépendance (affective, drogue). Ici encore, la psychologie des personnages et leur personnalité sont décalqués sur le style qu’ils arborent. L’esthétique est au service de leurs émotions, moments de vie, passé et présent.
MADDY PEREZ (ALEXA DEMIE)
En travaillant avec Heidi Bivens et Doniella Davy, Sam Levinson a été très clair sur sa volonté d’accorder à Maddy une très forte présence esthétique via un style reconnaissable et audacieux. La costumière et la maquilleuse ont relevé le défi haut la main en réussissant à créer des tenues et maquillages mémorables, iconiques et adorés par le public. En effet, le style très élaboré, over the top et glamour de Maddy, se fait parfaitement identifiable : matching sets colorés, strass, paillettes et faux cils, tous ces éléments semblent crier le nom du personnage. L’un des éléments signatures du personnage est « l’ensemble » sous toutes ses formes. Bivens est revenue sur ce choix spontané pour créer une tenue forte en caractère, à l’image de Maddy : « Ce choix stylistique a été décidé dès le début du tournage de la série [4]. » Bivens a confectionné la tenue deux pièces pour le pilote, et a commencé à chercher autant d’ensembles qu’elle et son équipe pouvaient trouver pour la suite de la saison.
Maddy est un personnage doté d’une très forte personnalité, qui sait ce qu’elle veut et où elle va. Elle s’empare de ses tenues et maquillages élaborés avec soin comme un moyen d’empowerment, pour véhiculer une image forte et pour s’armer de confiance. Maddy est très créative et versatile. Elle sait exploiter différents styles provenant de différentes époques et les remanier à sa sauce pour créer des tenues très originales et audacieuses, que ce soit via son ensemble en jean mélangeant années 1990 et début des années 2000, ou via une tenue plus streetwear mais sophistiquée avec l’ensemble Louis Vuitton qu’elle arbore en tant que cheerleader. Même lorsqu’elle fait du sport, Maddy s’apprête (faux cils, strass). Il est extrêmement rare de la voir sans maquillage ou dans des tenues plus discrètes, sauf lorsqu’elle est bouleversée, lorsque son état mental est très dégradé et qu’elle n’est pas en public. Cela montre à quel point Maddy se sert de son apparence travaillée pour cacher sa vulnérabilité [5].
La façon dont Doniella Davy a travaillé le maquillage de Maddy après qu’elle a été violentée par son petit ami Nate ressemble fortement à son travail sur Rue. Sous ses yeux apparaissent du fard à paupière noir, et ses cernes sont marquées ; son teint n’est pas fait et son aspect cireux est accentué par le travail de la lumière. Pour ce qui concerne ses vêtements, ici encore nous retrouvons les traces de Rue avec un sweat-shirt gris et noir simple.
Toutefois, en public, Maddy brille, éblouit tout le monde sur son passage. Un des maquillages les plus repris et appréciés de la série est celui qu’elle porte pour un match de football américain, dans sa tenue de cheerleader. Ce maquillage fait directement écho à son enfance : elle a participé à plusieurs compétitions de beauté étant plus jeune, et a donc l’habitude de se mettre en scène et de se représenter. Petite, Maddy portait déjà des strass et un maquillage semblable à celui ci-contre. Elle baigne dans le monde de la beauté depuis toujours, sa mère étant esthéticienne et s’occupant de la manucure de ses clients. Maddy a grandi en prenant exemple sur elle. Ce récit est presque autobiographique puisque la mère d’Alexa Demie, l’interprète de Maddy, est maquilleuse, et qu’Alexa a pris l’habitude de collaborer avec Doniella Davy. En effet, une fois encore, les acteurs apportent une touche à la création de leur personnage. Alexa Demie a ainsi eu l’occasion de réaliser plusieurs maquillages pour la saison 2 de la série.
Enfin, il est impossible de passer à côté de la tenue qui a bouleversé la pop culture. Après l’ensemble à carreaux jaunes de Clueless vient l’ensemble violet de la marque I Am Gia que porte Maddy lors de la fête foraine. Heidi Bevins a dû confectionner une réplique parfaite de l’ensemble pour l’avoir en violet, ne pouvant imaginer une autre couleur pour Maddy. Il s’agit d’une des tenues les plus audacieuses du personnage, qui montre combien Maddy est à l’aise dans son corps et n’hésite pas à se montrer avec de fortes propositions vestimentaires.
Si Maddy est excentrique, iconisée de sorte à briller de mille feux, son maquillage et ses tenues n’en constituent pas moins une carapace. À la manière de Rue et de sa veste prune, Maddy trouve son armure dans ses maquillages élaborés et ses ensembles. Accordant énormément d’importance à son apparence, elle désire être célèbre et s’émanciper d’un toit humble avec des parents silencieux. C’est l’occasion de rappeler combien l’esthétique de la série est irréaliste. En effet, Maddy ne s’habille qu’avec des marques de haute couture, alors que sa famille a très peu d’argent. Euphoria suspend notre crédulité par ses choix, au profit d’une esthétique hyperstylisée et hypnotique. Le but de la série est avant tout de faire voyager le public (en premier lieu les jeunes adultes) dans un univers extrêmement travaillé, dramatique et presque féerique (à base de paillettes, de couleurs chatoyantes). Cela ne peut aller de pair avec un travail des costumes et du maquillage réaliste ou ordinaire. Ceux-ci font partie intégrante d’une esthétique over the top et psychologique, en phase avec l’identité HBO.
Influence sur les spectateurs et sur l’industrie de la mode et du maquillage
Sam Levinson a souhaité injecter une profonde direction artistique dans le travail des costumes et des maquillages. Il tenait à ce que l’esthétique de chacun des personnages soit reconnue, identifiable et marquante pour le spectateur. Le showrunner a témoigné de cette volonté en déclarant qu’il souhaitait que les gens puissent voir quelqu'un dans la rue et se dire : « Oh, c’est une Maddy [6] ! ». Près de quatre ans plus tard, nous pouvons affirmer que son vœu a été exaucé, peut-être bien plus qu’il ne l’aurait imaginé, grâce au travail époustouflant de Doniella Davis et Heidi Bivens. En effet, les costumes et les maquillages de la série sont devenus véritablement iconiques : ils sont reproduits, revisités, de véritables modes se formant autour d’eux.
Sur TikTok, on peut voir des vidéos de jeunes femmes qui s’habillent et se maquillent en s’inspirant de la série, montrent des dupes des tenues de Rue ou Maddy à acheter pour leur ressembler, et assemblent plusieurs pièces pour constituer une tenue originale mais ressemblante. Ce sont des vidéos très populaires qui garantissent une grande visibilité. À des vidéos courtes de cosplays se mêlent des tendances qui consistent à s’habiller pour aller à Euphoria High. Dans ces vidéos, le but est d’apparaître avec une tenue et un maquillage sobre, ordinaire ; une voix retentit en demandant pourquoi la personne qui figure n’est pas en uniforme ; celle-ci sort alors du champ et revient avec une tenue et un maquillage coloré, à paillettes, à l’image des tenues de Maddy ou encore de Jules.
Des vidéos à l'esthétique travaillée reprenant l’iconographie de la série prennent la forme de tutoriels pour reproduire les maquillages les plus populaires de Jules et de Maddy, ainsi que des playbacks sur les morceaux musicaux de la série ou des répliques avec un maquillage très identifiable.
Cette tendance s’étend à Youtube avec des vidéos tutorielles plus longues et détaillées sur l’application des produits et leurs références, pour un rendu plus précis. Sont essentiellement mis en avant les maquillages les plus chargés (ceux de Maddy notamment, le personnage le plus populaire et iconisé), comprenant paillettes, strass, couleurs bleu et violet, faux cils et gloss pailleté.
Le retentissement de cette esthétique glamour est tellement intense que le monde de la mode et du maquillage s’est renouvelé en conséquence. En effet, avant Euphoria, il était extrêmement rare de voir des maquillages à strass ou à paillettes portés quotidiennement. Il en va de même pour l’extrême popularité des ensembles ou des pantalons avec une coupe audacieuse au niveau des hanches – tenues popularisées par Maddy. Peuvent désormais être vus partout des dupes des tenues de la série, des vêtements qui s’inspirent des styles particuliers choisis et mis en avant par Bivens, ainsi que des ensembles qui reviennent en force dans les centres commerciaux. Cette esthétique particulière et extrêmement rafraîchissante offre une plus grande inventivité et une ouverture du champ des possibles, spécialement dans le milieu du maquillage. Dorénavant, de nombreuses marques proposent des fards à paupières liquide à paillettes, ainsi que des strass de toutes les couleurs, ce qui était peu commun auparavant puisque le grand public se maquille rarement avec des couleurs vives et des paillettes en dehors d’occasions particulières.
Pourtant, cette façon de se maquiller s’est énormément popularisée et normalisée. Doniella Davis a relevé un défi considérable : inspirer toute une génération à user de sa créativité pour s’exprimer à travers ses maquillages, à la manière des personnages de la série. Le maquillage comme pratique artistique s’est popularisé grâce aux fortes propositions artistiques de l’artiste maquilleuse, qui a participé à l’esthétique globale de la série avec son univers coloré étincelant. Elle a d’ailleurs eu l’occasion de lancer sa propre marque de maquillage, Half Magic, grâce à l’engouement des fans de la série pour ses compositions. Celle-ci met en avant l’expression de soi par le maquillage, propose des produits basés sur son univers visuel, et permet de recréer les maquillages d’Euphoria.
Peut ainsi être relevé le caractère central et incontournable du travail de ces deux créatrices dans la popularité et la force esthétique de la série. Grâce à leur imagination et à leur créativité, Bivens et Davis ont créé un véritable « phénomène Euphoria » et influencé le milieu de la mode et du maquillage en même temps que toute une génération. À travers ce travail d’analyse en trois temps, nous avons pu constater tout le pouvoir que détenait le travail des costumes et du maquillage pour sublimer une œuvre, la populariser et lui offrir un véritable retentissement dans diverses sphères (monde de la mode, du maquillage, industrie cinématographique). Ce travail permet à la fois de caractériser les personnages, de les iconiser, et de signifier visuellement ce qui se passe narrativement. Il s’agit d’un apport esthétique majeur qui se doit d’être mis en avant. Le maquillage et les costumes nous racontent une histoire visuelle grâce au talent de ceux qui les composent.
Mélinda Dillinger
[1] Javier Luna, « The emotional messages and stories behind Euphoria Clothes », 2 septembre 2022. En ligne : https://www.political.fashion/posts/the-emotional-messages-and-stories-behind-euphoria-clothes.
[2] Maria Bobila, « How costume designer Heidi Bivens captured Gen-Z, Cool-teen style in Euphoria », 10 juillet 2019. En ligne : https://fashionista.com/2019/07/euphoria-hbo-costumes-outfits.
[3] Javier Luna, « The emotional messages and stories behind Euphoria Clothes », op. cit.
[4] Maria Bobila, « How costume designer Heidi Bivens captured Gen-Z, Cool-teen style in Euphoria », op. cit.
[5] Sadi Sabahu, « The meaning of make-up in the TV series Euphoria », 21 septembre 2020. En ligne : https://www.nssgclub.com/en/beauty/19577/euphoria-hbo-zendaya-make-up.
[6] Maria Bobila, « How costume designer Heidi Bivens captured Gen-Z, Cool-teen style in Euphoria », op. cit.