Quand les costumes rendent un film culte

Clueless (Amy Heckerling, 1995)

« Sex, Clothes, Popularity, Is There A Problem Here? » Rien que par son affiche, Clueless annonce la couleur. L’essence de ce long métrage se trouve dans les vêtements et ce slogan démontre l’importance que ceux-ci jouent dans la narration. Toutefois, lorsque le long métrage sort en salle, même Mona May, la costumière en chef désignée pour confectionner des tenues crédibles à l’écran, ne s’attend pas à avoir autant réussi son coup. Et encore moins à être sur le point de marquer la pop culture et devenir une référence et influence colossale pour le monde de la mode et du cinéma encore près de trente ans plus tard. Celle-ci a par ailleurs témoigné lors du vingt-cinquième anniversaire de Clueless pour la chaîne Now TV : « Jamais nous n’aurions pensé que je serais en train de faire cette interview avec Tatler pour célébrer les 25 ans du film en streaming sur Now TV. » Revenons sur les tenues iconiques de l’héroïne de Clueless, Cher Horowitz, en nous penchant sur ce qui fait leur pertinence toujours aujourd’hui et sur le travail considérable d’une costumière qui a su faire vivre ce long métrage au fil des décennies.

Le style à contre-courant de Mona May dans les années 1990

[Synopsis du film] : Cher Horowitz est une lycéenne de 18 ans vivant dans un manoir à Beverly Hills avec son père. Elle est riche, gentille, belle et extrêmement populaire mais terriblement superficielle. C’est ainsi lorsque son beau-frère se moque de son manque d’objectif dans la vie et du caractère superficiel de son existence, que celle-ci décide de consacrer son temps à mener de bonnes actions et se tourner vers les autres et ce notamment, en jouant les entremetteuses et en aidant ceux qui gravitent autour d’elle à devenir une meilleure version d’eux-mêmes physiquement et mentalement.

Tandis que l’heure est au look grunge dans les années 1990 avec l’arrivée en force de Nirvana, nous trouvons chez Clueless un univers créatif totalement différent. Et pour cause, ce long métrage est une adaptation du célèbre roman de mœurs de Jane Austen Emma publié en 1815. Celui-ci raconte l’histoire d’Emma Woodhouse, une jeune, riche et intelligente femme anglaise de 21 ans prenant la place de maîtresse de maison afin de veiller sur son père malade. Celle-ci mène une vie aristocratique dans une Angleterre du XIXe siècle et joue l’entremetteuse, refusant de se marier. Toutefois, cette adaptation ne prend pas place au XIXe siècle mais bien à notre époque contemporaine, ce qui est beaucoup plus délicat pour le travail d’une costumière puisqu’il s’agit d’un travail d’adaptation d’un médium à un autre mais aussi en termes d’esthétique avec des costumes, des décors à retravailler. Il est en effet plus aisé de composer des tenues d’époque qui sembleront crédibles et pertinentes pour exprimer toute la richesse et l’opulence, l’extravagance de l’héroïne, puisque le public des années 1990 et de nos jours n’a pas toutes les clés et les connaissances nécessaires pour juger de la justesse exacte des costumes.

La critique n’est pas aussi aisée que pour des tenues contemporaines qui se doivent d’être marquantes et de refléter le statut social et l’importance de l’héroïne principale dans son environnement. Une forte proposition artistique était donc attendue et Mona May fut choisie pour donner au public des choix marquants et éblouissants mais surtout innovants. Celle-ci, par son univers centré sur un style ultra-féminin, vif et coloré et s’amusant de différentes textures et accessoires (nous pouvons notamment citer ses boas en plumes que nous retrouvons sur l’affiche), se place par définition à contre-courant de la mode alternative de son époque. Comme l’affirme May : « Tout tournait autour de Nirvana, tout le monde se ressemblait et portait les mêmes jupes à carreaux et pantalons baggy. Ainsi, j’ai dû prêter attention aux défilés pour voir quelles tendances je pourrai amener du futur et que des lycéennes pourraient porter. »

Celle-ci a ainsi choisi de s’aligner sur son propre univers pour créer des costumes accordés à la personnalité de chacun des personnages de Clueless. L’identité de ceux-ci se lit sur eux en un coup d'œil et se doit d’être efficace et parlant pour exprimer les différences de classes sociales mais aussi d’attitudes, de caractères. Lorsqu’elle composa les différentes tenues qu’allait porter Cher, May passa en revue plusieurs défilés de haute couture pour confectionner des tenues qui renverraient à la fois à la richesse de Cher et à sa popularité, voulant la dépeindre à l’écran comme la véritable reine des abeilles. Toutefois, ces vêtements extravagants devaient aussi exprimer la manière dont Cher fonde sa confiance sur son apparence et sur les vêtements qu’elle compose avec soin, dépeignant ainsi un personnage qui s’affirme par son sens créatif et qui souhaite trouver sa place à un âge où la quête identitaire est de mise. Afin de rendre des tenues authentiques, crédibles pour une lycéenne, May choisit des articles qui mélangeaient tenues d’écolières et haute couture pour rendre compte de sa jeunesse et du coming of age que vit notre personnage principal, mais également pour la faire sortir du lot et témoigner de sa personnalité affirmée, excentrique et égocentrée.

Celle-ci choisit ainsi de se réapproprier et de revisiter l’utilisation du motif à carreaux, très en vogue à cette époque avec l’apport de la culture grunge, pour servir finalement la tenue qui marqua à jamais la pop culture : l’ensemble blazer jupe à carreaux jaune. Il s’agit de la première tenue dans laquelle nous voyons Cher apparaître à l’écran après l’avoir soigneusement choisi via un générateur adapté à sa garde-robe (en effet, celle-ci prend tellement à cœur son apparence qu’elle détient un objet technologique capable d’assembler des vêtements sur son image, en quête de la tenue parfaite). Cette tenue on ne peut plus importante devait donc transmettre la façon dont Cher Horowitz se met en avant, démontrant sa place de reine des abeilles dans son lycée de Beverly Hills.

May révéla dans plusieurs interviews avoir fait essayer cet ensemble Dolce & Gabbana à son interprète, Alicia Silverstone, en plusieurs coloris, allant du bleu au rouge. Toutefois, c’est lorsque cette dernière essaya le modèle jaune que la costumière comprit l’impact qu’aurait cette tenue à l’écran. Cette dernière convenait parfaitement pour faire ressortir Cher de la masse et la mettre en avant, faisant d’elle un véritable soleil. May affirme : « On a eu ce sentiment presque viscéral et on a pu les voir se transformer en ces personnages et ça a été le cas avec le costume jaune, on s’est tous dit “Oui ! C’est ça ! C’est un rayon de soleil, c’est la reine !” » Les yeux étant naturellement plus attirés par le jaune et Silverstone étant blonde, le choix de couleur fut sans équivoque parfait pour une première grande entrée de Cher au lycée, endroit où les personnages se voient rapidement noyés par le monde arpentant les couloirs. Toutefois, comme l’illustre la photo ci-dessus, nous ne voyons que notre personnage principal.

L’influence colossale dans la pop culture et son apport considérable toujours aujourd’hui

Le caractère intemporel du mythique ensemble jaune est indéniable, tant que nous retrouvons plusieurs références visuelles toujours aujourd’hui dans différents longs métrages, séries et même défilés. La nouvelle adaptation de 2020 d’Emma de la réalisatrice Autumn de Wilde utilise d’ailleurs un jaune très vif pour différentes tenues, cette fois d’époque, dont la fameuse robe jaune notamment utilisée pour l’affiche promotionnelle (très inspirée de Clueless) et première apparition de l'héroïne.

Nous pouvons également mentionner la manière dont la série You va revisiter l’ensemble de Cher dans sa dernière saison, une tenue portée par un personnage semblable à celui de notre héroïne : une jeune femme riche, blonde, excentrique et superficielle qui se plait à aider les autres et porter des tenues extravagantes. Celle-ci prend par ailleurs le personnage principal, Joe, sous son aile et le conseille notamment sur ses choix de tenues. Nous retrouvons ainsi l’iconographie de Clueless dans d’autres œuvres et c’est le choix des costumes qui nous permet d'identifier de véritables relectures d’un personnage devenu iconique par son style.

Toutefois, la relecture du personnage de Cher et la coutume de revisiter le célèbre ensemble n’est pas réservé qu’au cinéma et aux défilés et s'étend également à l’industrie musicale. Nous pouvons notamment citer le clip et les performances scéniques d’Iggy Azalea pour son single « Fancy ».

Ces références démontrent l’influence toujours très actuelle des tenues confectionnées par Mona May, qui continue d’inspirer plusieurs costumiers et stylistes, mais aussi plusieurs marques de vêtements. Maje, marque de prêt-à-porter a récemment proposé une revisite du look à carreaux jaunes avec des modèles contemporains, s’inspirant notamment de celui des jupes Burberry.


Ainsi, la pertinence de Mona May tient à son caractère précurseur. Elle choisit de proposer des tenues avant-gardistes en revisitant des motifs très populaires à cette époque avec l’apport de son univers féminin et vibrant. Toutefois, celle-ci amorça également plusieurs tendances notamment via la superposition de fondamentaux qui sont désormais des classiques. May propose ainsi plusieurs tenues sportswear, démontrant l’importance que Cher accorde à son apparence et le contrôle qu’elle détient sur son image même lorsque celle-ci doit faire du sport.

Le caractère iconique des tenues de Mona May est par ailleurs exploité sous différentes formes. Nous retrouvons des déguisements d’Halloween proposant le célèbre ensemble jaune mais aussi des produits dérivés qui sont massivement achetés lors de collaborations entre marques. Citons notamment la récente collaboration avec Makeup Revolution qui utilisa tous les éléments iconographiques du film pour proposer des articles de maquillage allant du gloss à pompon (dérivé du stylo à pompon de Cher) jusqu’à la création d’une trousse et d’un serre-tête au motif à carreaux jaune.

Cette influence toujours très actuelle des costumes de Clueless démontre ainsi le coup de maître de Mona May et ses propositions artistiques. Le caractère iconique des tenues arborées par Cher fait vivre le long métrage au fil des décennies, à travers différents liens intertextuels, costumes revisités. Ainsi, Clueless se hisse en film mémorable, culte, soulignant l’apport esthétique considérable du métier de costumier dans l’industrie cinématographique.

Mélinda Dillinger