Splendeur de l’ordinaire

Exposition « Mise en scène de la vie quotidienne » (Inès Guillemot, 2023)

Pourquoi mettre en scène le quotidien ? Comment y parvenir ? La mise en scène de soi-même n’est-elle pas déjà le quotidien ? Eh bien ça, je ne sais pas. Mais si l’on est Inès Guillemot, on sait. Des pouvoirs surnaturels ? Je l’ignore. Un appareil photo ? Probablement, en tout cas ça peut toujours servir. Inès possède plutôt cette chose formidable, qu’on détient presque tous, et qu’on appelle yeux. Et ces yeux, elle, les utilise pour regarder, simplement, le monde qui l’entoure, ses merveilles anodines, non spectaculaires, s’imprégnant du réel avec une profonde intelligibilité pour parvenir, lorsque l’appareil sera entre ses mains, au saisissement de l’ordinaire dans sa simplicité brute, sa magnifique imperfection. Inès agit en captant le réel par une monochromie littérale, frappe les peaux, les cheveux, les regards d’un grain qui ne pourra plus les lâcher, et cette immortalisation nous apparaît dès lors magnifique, presque bouleversante, parce que de ce vrai capté dans son caractère essentiel surgit le beau, le pas beau, le magnifique, le pas magnifique ; en bref la vie, dans sa grande pureté, dans sa splendide impureté. Le monochrome d’Inès décharge le réel de tout ce qu’il aurait de superflu visuellement, pour, de cette manière, n’en garder que l’essentiel, ne garder plus que trace de la matière des êtres, des éléments, du non-vivant aussi, en leur ôtant tout artifice qui détournerait notre attention de la chair même du monde.

Inès regroupe ses photographies sous le nom de « Mise en scène de la vie quotidienne ». Alors, comment puis-je savoir si ce que je vois a été pris sur le vif ou mis en scène par Inès ? À moins d’assister au moment où se déclenche la prise photographique, je ne peux pas. Ce serait propre à toutes les photographies, certes, mais pourquoi est-ce d’autant plus perceptible dans son travail ? Parce que sa mise en scène de la vie quotidienne agit précisément comme captation de l’enveloppe matérielle des êtres dans des activités qui leurs sont familières. En d’autres termes, Inès, par ce jeu trouble de l’interprétation du taux de contrainte des corps dans le cadre, ne rappelle finalement jamais que cette chose magnifique : un corps n’est toujours qu’en mise en scène permanente de lui-même. Car qu’est-ce qui différencie celui qui fume de celui qui joue au basket, celui qui saute dans l’eau de celui qui marche sur le sable ? Rien, si ce n’est une posture différente, une variation dans sa modulation en fonction de l’activité qu’il souhaite effectuer, de l’objet ou la matière avec lesquels il souhaite interagir. Les photographies d’Inès, inscrites dans la porosité du réel et de la fiction – en témoigne leur intitulé – nous confrontent de cette manière à la commune chair des êtres dans la splendeur banale de leurs habitudes, celles qu’ils se sont créées : ceux qui se reposent assis, ceux qui fument, ceux qui se baignent, ceux qui marchent sur la plage, soit cette mise en scène de soi comme base du quotidien. Inès met en scène, Inès ne met pas en scène, à vous de voir, en tout cas elle capte, et la mise en scène apparaît au final elle-même chez les sujets photographiés, lorsque, s’inscrivant dans l’éternité, ces sujets se trouvent condamnés à n’être plus que des corps figés, envoûtés dans la barrière trouble de l’interprétation, en proie à l’incertitude quant à leurs conditions de contraintes posturales, à la certitude quant à ce qu’ils sont : des corps, rien que des corps.

Regardez ses photographies, et constatez. Qu’est-ce que le quotidien ? Une mise en scène. Qu’est-ce que la mise en scène ? Le quotidien. Qu’est-ce que l’art d’Inès ? La mise en scène du quotidien, le quotidien comme mise en scène. Voyez, maintenant, moi aussi, je sais. Et ça, sans Inès, je ne le saurais pas.

Baptiste Lechesne