Les cheveux de Vincent Gallo
The Brown Bunny (Vincent Gallo, 2003)
Quand The Brown Bunny se termine, plusieurs réactions dans la salle : quelques-uns essuient leurs larmes pendant que d'autres éclatent en sanglots ; certains s'insurgent, sont dégoûtés et sont même prêt à le considérer comme le worst movie ever ; les endormis se réveillent de leur sieste d'une heure trente ; tandis que certains se posent les vraies questions, comme par exemple : pourquoi y voit-on autant les cheveux de Vincent Gallo ?
Une espèce hélas trop répandue de spectateurs, aux yeux vides et à la langue bien pendue, trouvera cette question anodine. Car ces cheveux sont assurément le fait esthétique majeur du film. Les cheveux de Gallo, en amorce, nous bouchent la vue sur un nombre conséquent de plans du film. Et si ce ne sont pas ses cheveux, ce sont ceux de Chloé Sévigny ou des autres actrices qui viennent ponctuer le film. Cette même espèce de spectateurs, qui parle plus qui ne voit, répondra pour me coincer que Gallo et Sévigny ont en commun d'avoir de longs cheveux, et qu'il est donc normal d'en voir autant dans un film en grande partie filmé en gros plan, ce à quoi je répondrai que précisément : 1. pourquoi filmer en gros plan si souvent ? 2. pourquoi avoir choisi des acteurs à longs cheveux ? Car Gallo a déjà eu les cheveux (relativement) courts pour jouer chez Claire Denis [1]. De plus, nous noterons l'absence complète de chauve au casting du film. Donc Vincent Gallo, le producteur, réalisateur, monteur, directeur de la photographie, scénariste, et acteur principal de The Brown Bunny a décidé de conserver ses cheveux longs et de les filmer en gros plans.
The Brown Bunny suit Bud, un pilote de moto qui traverse les E.U.A. pour se rendre à sa prochaine course en Californie. Sur la route il rencontre une femme, ensuite une autre, et ensuite une autre, avec qui il ébauche des romances qu'il abandonne aussitôt. On comprend qu'il cherche une certaine Daisy avec qui il eut une relation par le passé. C'est le résumé d'un bien étrange et radical road movie dans lequel on ne cesse de rouler en silence, et quand Bud s'arrête, le récit qui n'avait pas commencé se suspend. Cette abstraction narrative me semble correspondre aux choix de mise en scène étonnant de Vincent Gallo. En plus des cheveux constamment en amorce, beaucoup de plans sont flous, et bien d'autres sont décentrés. Ce décentrement, Gallo l'effectue aussi dans sa narration : C'est à ma connaissance le seul film qui décide de raconter son histoire dans ses vingt dernières minutes. Tout ce qui précède le dernier tiers du film est, pour le spectateur qui le découvrirait, absurde, décousu, ne menant nulle part. Il n'y a bien qu'une seule scène qui nous éclaire un peu sur ce que raconte le film, c'est celle dans laquelle Bud rend visite aux parents de Daisy. Bien maigre sur une heure.
De là naît la puissante émotion qui nous étreint à la fin du film : le foisonnement narratif condensé dans les dernières vingt minutes nous abat par sa brutalité. La violence de ce qui est narrée se fait bien plus effective de la sorte, que si elle s'était étalé sur l'heure et demie que dure le film.
Dans les vingt dernières minutes, Daisy et Bud se retrouvent dans une chambre d’hôtel, mais nous comprenons que Daisy est en fait morte, et ce d'une façon absolument abjecte. Dernière scène du film : Bud roule. Film de mort-vivant qui roule dans des espaces abstraits.
Daisy la morte en vie. Bud, le vivant mort.
Et au milieu des cheveux.
Les cheveux portent en eux les qualités modernes et expérimentales du film. Moderne le film l'est évidemment par l'abstraction de son récit et par l'opacité du personnage principal, un certain filmage à la caméra portée renvoi d'ailleurs au cinéma américain des années 1970. Rajoutons que le cadrage est original, souvent déconcertant. Expérimental le film ne l'est pas vraiment mais flirte beaucoup avec, comme en témoigne cette scène à mon sens déterminante dans laquelle Bud fait de la moto dans le désert. Un désert blanc et une silhouette bientôt indiscernable se faisant comme absorber par le paysage vide. Gallo joue beaucoup avec les défauts de l'image, que ce soit dans le cas précédemment cité avec la déformation dû à la chaleur du désert, ou alors avec des mises au point approximative, des lens flare, et toutes les saletés, les essuie-glaces, les fissures, sur le pare-brise du van de Bud derrière lequel la caméra filme la route. Et les cheveux.
Gallo s'est servi de ses cheveux comme un outil supplémentaire pour gêner la vue du spectateur. Notre œil ne pourra jamais profiter librement de la splendeur de ces routes américaines tout à fait banales. Comme si ce qu'il y avait à voir ce n'était pas la route (abstraction du décor), mais lui-même, lui, Vincent Gallo / Bud, celui qui souffre de la mort de sa femme. Transformer le road movie en errance infernale. « Je me crois en Enfer donc j'y suis. [2] » Assurément il s'y croit. Les cheveux en plus d'être rendue abstrait par le cadrage très serré, les réduisant à une pure forme obscure, signalent par l'obstination de Gallo à les mettre en amorce que le film ne se déroule jamais ailleurs que près de Bud, ce damné.
Beaucoup de gros plans semblent zoomés. Il y en a trop pour sûr. Trop ça veut dire qu'on ne peut pas ne pas se poser la question de pourquoi. En zoomant, Gallo bouche la vue. Décentrement + zoom = on y respire difficilement dans ces cadres. Les cheveux étouffent, ils empêchent de respirer visuellement l'air frais américain. Cela produit une sensation très singulière qui va dans le sens du puissant érotisme du film que je développerai plus tard. Le zoom nous fait voir en plus grand le visage des acteurs (ou leurs cheveux...), révélant les défauts de la peau. Mais dans le même temps le zoom crée une sensation de distance, comme si nous regardions de loin à l'aide d'une longue-vue. Ces corps, et le sentiment charnel de leur présence, sont à la fois si proches et si loin.
Mais à force de parler de cheveux on en oublie le film, qui je le rappelle se nomme The Brown Bunny. Comme il s'agit d'un bon film le titre n'est pas métaphorique. Moi le maniaque des poils sur la tête, j'aurais rêvé que ce lapin marron soit Vincent Gallo lui-même (rapport à ses cheveux bruns...) Mais non ce lapin n'est pas une image, c'est bien un lapin. Nous le voyons vers le début du film chez les parents de Daisy. Il s'agit de la dernière chose qui reste d'elle. Plus tard, dans une animalerie, Bud cherche un lapin marron et demande si les lapins vivent longtemps. Pas plus de seize ans lui répond-on. On peut imaginer qu'il cherche à travers ce lapin à conserver quelque chose de Daisy, quelque chose qui ne pourrait pas mourir, qu'il puisse conserver à jamais, ou qui lui serait à jamais fidèle comme il dirait plutôt.
Le rapport entre ce lapin brun et Vincent Gallo n'est alors pas métaphorique, c'est comme nous l'avons vu un rapport purement scénaristique qui les relie et sur lequel nous ne pouvons que spéculer. En revanche se joue là une correspondance sensorielle entre les deux. La fourrure brune du lapin, les cheveux bruns de Gallo. On aurait envie de le caresser ce film. Caresser c'est d'ailleurs ce que font les acteurs à longueur de baisers. Car The Brown Bunny est un film d'un grand érotisme. Si au cinéma les baisers sont élégants, dans The Brown Bunny ils sont érotiques. Quand on s'embrasse dans The Brown Bunny on s'attrape le visage, on se caresse les cheveux ou on les dégage. Bazin parlait d'un "goût presque obscène de la chair" chez Vigo [3], mais ce n'est rien comparé à ce que l'on peut voir dans The Brown Bunny. Les baisers prennent tout le cadre, tandis que les mains de Gallo prennent tout le visage de Sevigny. Rajoutons à cela les cheveux au vent, les cheveux qu'on peigne, ceux que l'on noie sous la douche.
Dans la scène de baiser entre Daisy et Bud, Daisy prend Bud au cou, tandis que celui-ci lui prend le visage avec ses grosses mains de motard. Le baiser est passionnel, se fiche d'être beau. Par la suite, s'en suit un affrontement qui oppose les cheveux bruns de Gallo aux cheveux blonds de Sevigny. Leurs chevelures coupent l'écran en deux, c'est un tableau de Rothko qu'on a fait tomber par terre. Toute la scène entre les deux est une orgie capillaire, ils prennent tout le cadre, ils en débordent !
Permanence du motif des cheveux. Leur érotisme est diffus durant tout le film.
Comment expliquer le comportement de Bud avec les trois femmes rencontrées durant son voyage ? Ce que l'on peut au moins en tirer, c'est qu'il les embrasse comme il embrasse Daisy, c'est-à-dire avec les cheveux tout partout et les grosses mains sur le visage. Tout comme il ne reste de Daisy que son lapin marron, partout, tout le temps, les cheveux de Bud sont comme le signe d'un érotisme passionnel et fougueux, originel et à jamais perdu. Un érotisme qui n'est précisément pas celui de la fellation finale, dont le caractère explicite participe à la sidération de ce dernier quart d'heure. Ces corps sont si effectivement proches mais finalement si lointains...
D'où qu'on prenne le film, il est un chef d’œuvre, et d'où qu'on prenne ce chef d’œuvre, on en revient aux cheveux. Quand The Brown Bunny se termine, dans la salle, c'est aussi moi qui pleure. Tout ce dont j'ai parlé est constitutif de la puissante émotion qui m'étreint devant, ce ne sont en rien des considérations purement théoriques. Devant The Brown Bunny je pleure, car le film me maintient dans un état de sensibilité intense, par son minimalisme, son calme désespoir, sa magnifique B.O. folk ainsi que son utilisation : par touche, si loin de l'hystérie des B.O. dite « jukebox ». D'où la concentration narrative en fin de film, comme un climax à mon émotion même.
Le film sera bien sûr mal reçu car les critiques n'y ont rien vu d'autres que des poils sur la tête. Gallo suicida sa carrière de cinéaste, lui qui avait réalisé deux chefs-d'œuvre pour deux longs-métrages, soit 100 % de chefs d'œuvre [4]. Assurément une singularité comme Gallo ne pouvait pas exister longtemps, et surtout pas dans le cinéma américain, même indépendant. Comme le poète qui à 21 ans arrête d'écrire pour devenir colon, Gallo mit fin à sa carrière de cinéaste pour vendre son sperme sur son site internet.
Victor Audier
[1] C'était en 1994 pour U.S. Go Home, et c'était un grand film.
[2] Une Saison en enfer, Arthur Rimbaud (1873).
[3] On peut lire ça dans À propos de Jean Vigo (1970) écrit par François Truffaut, mais il ne cite pas ses sources...
[4] The Brown Bunny en 2003 donc, mais aussi Buffalo '66 en 1998.