Le mythe cinématographique de la « vague étrange grecque »
Mise à mort du cerf sacré (Yórgos Lánthimos, 2017)
Yórgos Lánthimos nous empoisonne avec son génie dans son film dramatique qui allie mythologie grecque et satire sociale, afin de partager l’Histoire de son pays natal.
En 2011, le critique Steve Rose introduit le terme de « vague étrange grecque » dans un article qu’il écrit pour The Guardian [1] et dans lequel il étudie le cinéma de Yórgos Lánthimos ainsi que d’autres réalisateurs grecs. Au centre de ce concept, des films qui traduisent l’état économique et social du pays par le biais de choix techniques et esthétiques déroutants, avec une morale sous-jacente cachée par des symbolismes éparpillés au sein du récit narratif. Entre histoires familiales fatalistes et dystopies poignantes, Lánthimos arrive à dépeindre une société profondément perturbée par les événements historiques et économiques qui ont frappé la nation entière. Violences, manifestations, appauvrissement ; tel est l’état de la Grèce depuis déjà plus d'une décennie [2]. Face à cette situation, les artistes se mobilisent pour partager leur expérience à travers la photographie, le théâtre, mais aussi le cinéma.
Quoi de mieux pour montrer l’Histoire d’un pays — qui est toujours en train de s’écrire — que de revenir aux sources mythologiques sur lesquelles la nation est bâtie ? Lánthimos plonge ici au cœur de la mythologie grecque pour articuler son film Mise à mort du cerf sacré. Du titre jusqu’aux personnages et aux événements diégétiques, tout est une réadaptation du mythe grec d’Iphigénie et de son père Agamemnon. Lorsque ce dernier tue l’un des cerfs sacrés d’Artemis, celle-ci le maudit, lui et tous ses guerriers, les empêchant de se rendre à Troie où ils veulent remporter la guerre. La seule solution pour échapper à cette malédiction est pour Agamemnon de tuer sa fille, Iphigénie. La cruauté de ce mythe est reprise dans ce film, avec le père de famille – Steven – qui doit choisir de sacrifier sa fille ou son fils après avoir tué par accident l’un de ses patients dans sa salle d’opération. Le fils de sa victime semble d’abord être un adolescent parfaitement inoffensif, mais il finit par être dévoilé comme le maître marionnettiste qui conduit Steven a faire un choix herculéen et à plonger sa famille dans une situation dramatique fatale où la mort d’un être cher est la seule solution.
François Perrier, Le Sacrifice d’Iphigénie, 1632. Peinture à l’huile sur toile (212,7x154,5), Dijon, Musée des Beaux-Arts.
Le personnage d’Iphigénie – ici joué par les deux enfants – est complexe puisque selon les adaptations, elle peut être représentée comme une victime, ou comme une héroïne [3]. Dans le cas présent, elle joue les deux rôles de façon simultanée. Tout d’abord avec le fait que l’un des enfants meurt tandis que l’autre survit ; tous deux représentent les diverses façons dont ce mythe est adapté, avec d’un côté les versions dans lesquelles Iphigénie meurt, et de l’autre celles où elle est épargnée. Mais cette dernière joue également ces deux rôles à travers une situation oxymorique ; si les deux enfants supplient d’abord leur père de les épargner et de sacrifier l’autre, ils en viennent chacun par la suite à le prier de les tuer, souhaitant se sacrifier pour faciliter le choix de Steven et devenir un martyr. Lánthimos réussit non seulement brillamment à dissimuler un mythe grec peu connu dans son film, mais il parvient également à parfaitement insérer la dualité des versions de cette histoire mythologique en les faisant coexister dans un même espace temporel.
Bien que le récit se déroule de nos jours et loin d’une esthétique représentant la Grèce Antique, certains outils formels laissent tout de même voir la présence d’une entité puissante qui poursuit les personnages à chaque pas. Lánthimos utilise de nombreuses fois des plans d’ensemble en légère plongée qui semblent traquer les protagonistes comme des proies et les épier constamment, le tout avec une supériorité très claire. Cette ocularisation spectatorielle très marquée est sans aucun doute le point de vue d’un pouvoir divin, d’un dieu qui attend rétribution après la perte de quelque chose qui lui est cher. Le fils de la victime – Martin – est la personnification même de ce dieu ; il explique à Steven qu’il faut qu’un de ses enfants meure pour que l’ordre cosmique soit rétabli après la mort de son père. Ce procédé technique est conservé tout au long du film et permet de susciter une appréhension constante chez le spectateur.
Le style Yórgos Lántimos, c’est également procurer un malaise omniprésent pour les spectateurs. Par le biais de situations étranges, d’une passivité des personnages, mais aussi du jeu d’acteur, le réalisateur crée un désarroi perpétuel à double tranchant, puisque c’est également ce qui nous pousse à nous plonger plus intensément dans l’histoire. Le jeu d’acteur est volontairement passif, et laisse donc chaque phrase prononcée se recouvrir d’une couche de sarcasme. Alors que leur fille et leur garçon vont mourir s’ils n’en sacrifient pas un des deux, les parents s’accordent pour en tuer un puisqu’ils peuvent – comme ils le disent – toujours avoir un autre enfant plus tard. L’élément le plus déroutant, pour un public qui n’a pas l’habitude du cinéma de la vague étrange grecque, est le fait que les protagonistes acceptent leur sort, sans jamais vraiment se révolter. L’utilisation d’un grand angle et de plans d’ensemble perd ici les personnages à l’intérieur du cadre et montre à quel point ils sont petits et n’ont pas d’autre choix que de subir ce qu’on leur impose. Ils sont insignifiants d’une part dans le décor, mais surtout face à la puissance d’un dieu qui s’oppose à eux. Les protagonistes rapetissés au milieu d’espaces gigantesques permettent alors de montrer la condition ubuesque de la vie humaine. La puissance de cette entité divine qui régit le destin des personnages est d’autant plus claire qu’à la fin, Steven finit par sacrifier un membre de sa famille en se couvrant le visage, ne sachant donc pas lequel il tue avant de retirer son masque. Il semblerait que, comme dans les mythes grecs, sa vie était déjà tracée et les événements étaient fatalement prévus pour se dérouler de la sorte.
Cette acceptation de situations telles que représentées à l’intérieur de Mise à mort du cerf sacré est l’un des engrenages propres au cinéma de la vague étrange grecque. Dans un autre des films de Lánthimos, Nimic (court-métrage, 2019), une femme s’invite dans la vie d’une famille et répète tous les faits et gestes du père. La femme et les enfants de ce dernier acceptent cette intrusion d’une inconnue dans leur foyer, mais sont paradoxalement perturbés par le père qui semble selon eux se comporter étrangement. Dans The Lobster (2015) – brillant film satirique sur les attentes de la société – les personnages acceptent sans se révolter d’être transformés en l’animal de leur choix s’ils ne trouvent pas l’amour dans un temps imparti. Tous ces procédés, tous ces codes cinématographiques sont propres à cette vague étrange grecque, et Lánthimos en fait sa source principale de création diégétique.
Ce film est, certes, moins satirique de la société que ses précédents, mais il propose un questionnement sur ce qu’il est légitime et éthique de faire ou ne pas faire dans des situations extrêmes. Il sait mettre au centre du récit la violence extrême dont les gens peuvent faire preuve sous le coup de la peur et la colère face à une situation tragique, tout en percutant le spectateur afin de le pousser à se remettre en question, lui-même, mais également la société. Comme on le voit dans cette œuvre, les enfants en train de mourir tentent de tout faire pour montrer respectivement à leur père qu’ils méritent de vivre plus que l’autre, ils sont prêts à tout pour survivre. Au final, l’ordre cosmique est rétabli ; la mort d’un être cher contre la mort d’un être cher. Les choses rentrent dans l’ordre et l’histoire prend fin. Ce point de vue du réalisateur pourrait être directement lié aux événements sociaux, économiques et politiques qui touchent son pays, montrant alors que l’on ne sait pas de quoi on est capable tant que nous ne sommes pas dans la situation même. Avec du recul, il est facile de juger les actions de certaines personnes, mais, à leur place, que ferions-nous ? Nous rebellerions-nous aussi comme les Grecs l’ont fait lors de manifestations publiques de décembre 2008 ? Ou accepterions-nous notre destin tragique sans broncher ?
Auriane Ruf
[1] Steve Rose, « Attenberg, Dogtooth and the weird wave of Greek cinema », The Guardian, 2011. En ligne : https://www.theguardian.com/film/2011/aug/27/attenberg-dogtooth-greece-cinema.
[2] Dimitris Papanikolaou, Greek Weird Wave: A Cinema of Biopolitics, Edinburgh University Press, 2020.
[3] Anastasia Bakogianni, « Euripides’ Iphigenia: Ancient Victim, Modern Greek Heroine? », CODEX - Revista de Estudos Clássicos, 2019, Vol.7 (2), p.10-26. En ligne : https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/7387801.pdf.