Réinscrire les Afro-Américains dans le genre horrifique

Get Out (Jordan Peele, 2017)

Tandis que Donald Trump, milliardaire et candidat ultra-conservateur, est élu quarante-cinquième président des États-Unis d’Amérique le 8 novembre 2016, Get Out, tout premier film réalisé par l’acteur, producteur, scénariste et réalisateur afro-américain Jordan Peele, sort en salle aux États-Unis trois mois plus tard. Ce long-métrage traite de la sombre histoire des États-Unis et ses conséquences toujours très actuelles : l’esclavage des Afro-Américain.es et le racisme latent que le pays et son cinéma d’horreur ont longtemps essayé de passer sous silence. Get Out se place alors en film culte et en influence de taille dans le renouvellement colossal du cinéma d’horreur moderne. Acclamé par la critique comme un coup de maître, revenons sur le premier long métrage de Jordan Peele et ce qui fait de lui un film iconique.

Le cinéma d’horreur est un genre très codé, pourvu d’un ensemble de règles qui font du film d’horreur un immense terrain de jeu. Dans celui-ci et pendant longtemps, une partie de la population n’était pas invitée. C’est notamment le cas des Afro-Américain.es si ce n’est absents du genre, morts en premiers selon la légende (Scream 2, réalisé par Wes Craven en 1997, faisait par ailleurs référence à ce trope horrifique de manière cynique dans son introduction, le couple d’Afro-Américains se faisant tuer par Ghostface dès les premières minutes). C’est alors avec Get Out que Jordan Peele redistribue les cartes et redéfinit le cinéma d’horreur américain en faisant des premières victimes traditionnelles les héros.

Ici, il s’agit de Chris, un jeune et talentueux photographe afro-américain, invité par sa petite amie blanche Rose à passer un séjour chez ses beaux-parents. Toutefois, cette invitation en apparence charmante et innocente prend une tournure horrifique au fil des jours, micro-agressions racistes après micro-agressions racistes, jusqu’à ce que Chris comprenne qu’il s’agit finalement d’un guet-apens pour se servir de son corps comme réceptacle afin d’y insérer l’esprit d’autres membres de la famille de sa petite amie, se révélant être une véritable organisation de suprémacistes blancs.

En s’emparant de la question ethnique du corps et de l’esprit, Jordan Peele vient mettre en lumière le caractère toujours très actuel du racisme aux États-Unis. Qu’il soit ordinaire ou décomplexé, le racisme gangrène la société américaine et tue. On estime qu’aux États-Unis les Afro-Américain.es sont proportionnellement tué.es 2,5 fois plus que les Blanc.hes dans des cas de violences policières. Ce chiffre rappelle le meurtre récent de Georges Floyd en 2020 par le policier Derek Chauvin, qui avait relancé et hautement médiatisé le mouvement antiraciste Black Lives Matter, né en 2013.

Tout au long du film, des dialogues fins et brillamment écrits traduisent des tensions raciales qui ponctuent chaque échange avec la famille de Rose. Ceux-ci traitent des stéréotypes et stigmas racistes qui collent à la peau des Afro-Américain.es tels que l’affiliation à une animalité visant à les déshumaniser pour perpétuer leur domination systémique et empêchant, entravant, par ce biais, tout droit de réponse avec animosité de la part de ces dernièr.es. Le film nous place tout du long dans la peau de Chris, merveilleusement interprété par Daniel Kaluuya. Nous sommes près de lui, en gros plans, en mouvements de suivi, nous l’accompagnons durant tout le récit et sommes à l’écoute de ses réactions et micro-réactions silencieuses, ce dernier préférant ironiser sur la situation plutôt que de s’énerver tant il connaît les doubles standards quant à l’agressivité d’une personne racisée. Jordan Peele met ainsi en lumière une discrimination raciale quotidienne et nous montre l’horreur qui se cache sous chaque micro-agression.

Cela nous amène à évoquer la question du point de vue dans Get Out. Le genre de l’horreur nous place régulièrement dans la peau de la victime, afin de nous impliquer dans l’horreur qui se joue : « Horror privileges eyes, because more than in any other genre, it is about eyes [1]. » L’horreur privilégie les yeux car l’horreur se trouve dans les yeux, plus précisément dans les yeux de celui qui la voit, qui la subit. Ici, dès la scène d’exposition, nous sommes exposés à une scène de violence policière du point de vue de la victime. Le film et son réalisateur nous placent dans la position de ceux qui subissent une violence endémique et qui se doivent de rester attentifs, sur leurs gardes au quotidien.

En ceci, Jordan Peele reconfigure le film d’horreur américain en lui donnant une lecture politique comprenant en son essence la thématique taboue de l’esclavage dans l’histoire américaine, mais également la question du héros et de l’antagoniste et des représentations socio-culturelles qui lui sont associées. Le héros du film d’horreur est désormais celui autrefois diabolisé au cinéma (se référer à Naissance d'une nation, D. W. Griffith, 1915) : l’homme afro-américain. Tandis que le modèle hégémonique de la famille américaine blanche, aisée, est remis en cause et campe le rôle d’antagoniste. Les rôles sont inversés : le héros est celui qui était considéré comme le danger ou condamné à mourir et se place désormais en final boy, (l’homme survivant à la fin, un trope horrifique méconnu remis à l’honneur par Jordan Peele), les antagonistes sont ceux qui étaient érigés en modèles politiquement et au cinéma par les conservateurs.

Jordan Peele, par sa volonté d’inscrire la communauté noire dans la pop culture, offre ainsi une oeuvre novatrice rendant gracieusement hommage à cette dernière, trop longtemps ignorée, dans le cinéma d’horreur. Le cinéaste lui accorde une représentation digne de ce nom devant et derrière la caméra, et ce, sans tomber dans la représentation unique du martyr grâce à ses touches d’humour, ses comic reliefs et sa mise en avant de la black joy (processus de représentations plurielles visant à contraster les images de violence, de discrimination et de douleur des Noir.es dans les différents médiums, afin de ne pas réduire leur identité uniquement à leur marginalisation et leurs traumatismes). Est également à mentionner la présence d’artistes afro-américain.es engagé.es sur la BO du film tel Childish Gambino avec la chanson « Redbone », qui sert par ailleurs de foreshadowing, les paroles sonnant pendant la scène d’exposition comme un avertissement aux oreilles de Chris : « Now stay woke ! ».

Relevons en outre une juste maîtrise de l’éclairage, permettant d’éviter la sous-exposition traditionnelle des personnages noir.es dans le cinéma (les chefs opérateurs n’étant pas formés à filmer correctement les peaux noires [2]). De beaux contrastes exprimant la tourmente de Chris lorsque celui-ci plonge dans les profondeurs de sa conscience, lors de l’hypnose réalisée par la mère de Rose, afin de lui ôter le contrôle de son propre corps. Daniel Kaluuya offre ainsi grâce à sa large palette de jeu, allant de micro-réactions à de vives réactions de peine, de peur et de colère, d’autant plus de profondeur à un protagoniste touchant et complexe auquel nous nous attachons tout au long du récit, espérant qu’il s’en sorte finalement sain et sauf.

Get Out permet ainsi à tous.tes, via l’expérience spectatorielle, de prendre compte de l’état toujours très actuel d’un racisme ancré dans notre société et contre lequel nous nous devons tous.tes de lutter activement encore aujourd’hui.

Mélinda Dillinger

[1] Carol J. Clover, « Men, Women and Chainsaws », 1992.

[2] Jules Sandeau, « Lumière et blanchité », cours sur la poétique de la lumière, Université Paul-Valéry Montpellier 3, février 2022.