Des monstres bien humains

Nightmare Alley (Guillermo del Toro, 2021)

Quatre ans après sa consécration avec l’Oscar du meilleur film (The Shape of Water, 2017), Guillermo del Toro nous propose pour la première fois de sa carrière un film non fantastique. On quitte l'univers des vampires, des fantômes et des fées pour investir celui du cirque, de la prestidigitation et des escrocs. Attention, il y aura quelques spoilers.

Au seuil du film noir

Le cinéma de del Toro s’est toujours intéressé à l’âme humaine à travers ces mondes fantastiques et bien que ce nouveau film en soit dépossédé, il retient toujours ce thème grâce à une chose : le film noir. Ce genre ou style cinématographique apparut dans les années 40 aux États-Unis et mélangeants différents genres, en particulier celui du policier et du gangster, dans une esthétique s’inspirant de l’expressionnisme allemand des années 20.

Mais l’objectif de Guillermo del Toro n’est pas de bêtement refaire un film noir à l’ancienne. Non, ce qu’il veut est s’abreuver des codes du film noir pour les intégrer à de nouveaux genres (comme le film noir en son temps). Le film est un drame/thriller, voire plus c’est une tragédie car ne vous y trompez pas, dans Nightmare Alley, le réalisateur vous embarque avec fascinations dans la chute d’un homme, Stanton « Stan » Carliste (Bradley Cooper), qui aura eu maintes fois l’occasion de s’échapper.

Stanton arrive dans une foire itinérante où il va être initié au mentalisme. Fort de son expérience il part avec Molly (Rooney Mara) à New York pour avoir l’attention de gens fortunés. Là-bas il s’alliera à une mystérieuse psychiatre (Cate Blanchett) pour escroquer un homme dangereux (Richard Jenkins). Mais tout ne va pas se passer comme prévu.

Des bas-fonds du cirque jusqu’au sommet de la ville

Le réalisateur nous a toujours habitués à des décors splendides et Nightmare Alley n’est pas en reste. D’un côté le décor réel de la foire est l’un des plus beaux décors du réalisateur depuis le manoir de Crimson Peak et est assurément un des décors les plus réussis de 2022. Tout y respire le fait main, et le mystère des attractions (labyrinthe de miroir, cage de bête, manoir hanté, scène de prestidigitation …). C’est une immersion totale au cœur même de la foire. De l’autre côté le décor urbain de New York de la fin des années 30, brillant, clinquant et complexe.

Un décor qui s’adapte parfaitement à la narration. Celui de la foire bien que de moyen modeste et une certaine noirceur, la camaraderie de ces occupants associée à des couleurs chaudes très diverses (rouge, orange) rendent l’endroit assez accueillant pour le personnage. La caméra de del Toro s’y pose et s’y balade souvent à hauteur d’enfant qui observe tout ce monde. Ici qu’importe son passé, tout le monde est accepté tant qu’il participe à la vie de la foire. Le personnage de Stan est construit comme un caméléon, si son arrivée dans la communauté est intrusive, il s’y intègre parfaitement en changeant de peaux (prends un bain, nouveau vêtement). Un personnage muet et trouble qui sera jugé dès son entrée dans la maison hantée par les miroirs des péchés capitaux alors qu’il pourchasse un geek. On en est presque déçu de quitter ce lieu pour la deuxième partie du film à New York tant la rupture est grande et pourrait peut-être perdre certains de ces spectateurs.

À l'inverse, celui de la ville est sophistiqué aux couleurs soit très froides en extérieur ou très chaudes en intérieur, inspirée par une architecture Art déco des années 30. Là aussi Stan s’y intègre parfaitement dans une garde-robe de nouveaux riches. Celle qui détonne est le personnage de Molly portant des tenus aux couleurs rougeoyantes rappelant les couleurs du cirque. Elle s’efface de plus en plus au même rythme que grandit l’avidité de Stan. Dans ces décors le réalisateur parvient à toujours y intégrer certains de ces jouets habituels comme les bocaux de formol que l’on retrouve dans L’Échine du diable ou Pacific Rim, cimetière enneigé à la Crimson Peak. Si rien n’est fantastique, Guillermo del Toro conserve cette aura de l’étrange. Dans le paysage hollywoodien où les décors sont numérisés d’un simple appartement à un pistolet, Nightmare Alley nous offre un vent de fraîcheur par son souci du détail. Del Toro, Dan Laustsen (directeur de la photographie) et Tamara Deverell (chef décoratrice) ont effectué un travail formidable pour rendre l’époque crédible et y insuffler cette ambiance noire.

À la vie à la folie

Si dans la première partie du film tout semble sourire à Stan, la seconde l’attend au tournant. Le film noir suit des arcs narratifs tragiques et le pire ennemi des personnages se révèle être eux même. Le film ne déroge pas à la règle et utilise à maintes reprises le foreshadowing dès le début de son récit. Les plus attentifs d’entre vous pourront sans doute les repérer dès le premier visionnage mais la richesse qu’apportent ces détails accentue la pente glissante sur laquelle le personnage de Stan s’engage. Le symbole du cercle (grande roue, manège, scène de cabaret, miroir, œil…) est présent tout au long du récit soulignant le cycle infernal du personnage.

Malgré toute la clairvoyance que lui procure son métier de mentaliste, il va être confronté à son pendant en la personne du Dr Lilith Ritter (Cate Blanchett). Les deux personnages féminins qui l'ont rencontré jusqu’à lors l’aimaient et le soutenaient : Zeena Krumblein (Toni Collette), amante et maternel envers le personnage, puis Molly Cahill (Rooney Mara), petite amie et lien avec la foire. Mais Lilith représente son double, la femme fatale dans toute sa splendeur et son machiavélisme, celle qui fera surgir les faiblesses du personnage principal. Pourtant Del Toro choisi de casser un des codes du film noir, celui de porter un jugement moral sur ces personnages féminins. Le seul qui ici sera jugé tout au long du film sera Stanton Carliste. Le dénouement attendu n’est pas là pour surprendre mais n’en reste pas moins marquant finissant d’achever ce qui avait été tracé. Avec Nighthmare Alley, Guillermo del Toro quitte les monstres fantastiques pour nous faire rencontrer des monstres bien humains et offre un bel hommage au film noir.

Lucas Robinat