Derrière les voiles, les étoiles
Salomé (Teo Hernandez, 1976)
Salomé, l’un des premiers films du réalisateur mexicain Teo Hernandez, propose une expérience et un voyage vers l’imaginaire et l’inconnu, à travers une atmosphère baroque étincelante. Un film expérimental envoûtant, mettant en scène une succession de gestes lents et délicats accompagnés d’objets scintillants : voiles, tissus, bijoux.
Dans Salomé, les images se retrouvent dépouillées du poids de la rationalité, mise à nue afin de faire apparaître l’essence de l’objet filmé. Nous assistons à une vision du mouvement prolongée, dont émerge un réel plaisir hypnotique et vibrant. En effet, notre regard peut ainsi observer les lents mouvements des corps, s’établissant dans la durée. Des gestes effectués sans but précis, délicatement, semblables à un rituel occulte, primitif. Une prolongation du mouvement aussi induite par une vitesse de projection variable, tendant souvent à ralentir l’image, décomposant les mouvements, les fixant dans notre regard.
Teo Hernandez fait durer le plaisir, le simple déploiement d’un bras devient alors merveilleux, il nous extirpe de notre monde afin de nous laisser entrevoir un océan de possibilités. Le cadre, lui, est rendu infini par l’absence d’arrière-plan, brouillant ainsi les frontières de l’image, isolant les corps et les objets car en dehors d’eux, rien n’existe. Du noir, se détache des reflets, des couleurs, de la matière. Les sujets sont tous au premier plan, et par conséquent, deviennent inévitablement prédominants. La matérialité de l’image nous inonde à mesure que ces lumières et ces corps interagissent avec les objets. Il s'agit alors d’adopter un regard d’enfant face aux images, de retrouver une innocence du regard et de l’esprit nous rendant capable de pénétrer dans ce flot merveilleux.
L'atmosphère flottante de Salomé est directement instaurée au début du film, dès l’apparition du titre : notre oreille est directement bercée par le son des vagues, nous introduisant dès lors au sein d’un voyage s’annonçant lancinant et immersif. Revenant sans cesse, hantant le film jusqu’à son plan final, le son des vagues nous immerge dans un espace flottant et méditatif.
Il accompagne l’image, lui donne une signification nouvelle. On peut citer l’exemple d’un plan sur des mains tirant lentement un tissu léger et brillant auquel vient peu à peu s’ajouter le bruit des vagues : la manipulation de l’objet prend ici un sens nouveau, ce simple geste entre alors en résonance avec un imaginaire bien plus vaste, dans lequel nous plongeons peu à peu. La lenteur du mouvement de l’image rejoint la bande sonore dans une harmonie onirique qui participe à la transcendance hypnotique procurée par Salomé.
La musique, elle aussi se retrouve chargée d’émotion une fois le mouvement déployé face à elle. Du voile doucement retiré, laissant apparaître des étoiles scintillantes, au corps recouvert peu à peu par un tissu encore une fois, étoilé et magnifique, la musique nous émerveille, touche à notre inconscient et notre imagination, sublimant la matière, les lumières et les mouvements, tout en possédant un caractère mélancolique et nostalgique.
Chansons latines, américaines, allemandes, la langue varie et de ce fait, la compréhension des paroles se voit diminuée, faisant ainsi appel à notre interprétation, au lien abstrait et intime pouvant s’établir entre l’image, le son et nous. Notre imaginaire se retrouve ainsi sollicité tout au long de notre parcours, notre perception, elle, est constamment bouleversée par ce divin courant, d’où la lumière s’échappe et surgit, avant de lentement se fixer dans notre regard. Le son des vagues, désormais familier, se voit peu à peu accompagné par un doux chant d’oiseaux exotiques, venant à terme recouvrir la totalité de l’espace sonore. C’est alors que l’image disparait, ne laissant plus que le noir le temps d’un instant. Les différents cris, chants que nous pouvons entendre englobent désormais tout l’espace, se multipliant et s’intensifiant progressivement. Nous plongeons alors, envoûtés par cette symphonie abstraite.
Soudain, un geste. Seulement un geste : celui de Michel Nedjar, ami de Teo Hernandez, déployant lentement son bras avant que la caméra ne s’avance vers lui et que soudain, la musique ne démarre. De ce simple geste initiant la musique, se dégage une délicatesse, délicatesse du mouvement de Nedjar mais aussi de Teo Hernandez derrière la caméra, cadrant les corps avec désir et douceur, jusqu’à l’apparition soudaine de la chanson de Sophie Tucker, My Yiddish Momme. Cet instant précieux dépasse toute rationalité, il touche nos coeurs d’une chaleur radieuse, d’une vitalité régénératrice. Cette synchronisation du mouvement avec la musique vient alors initier la suite de notre voyage.
Un film lumineux, donc. Cependant, la mort est aussi du voyage : un crâne mexicain (une calavera) apparaît aux côtés d’autres objets, mais cette présence de la mort est loin d’être effrayante et pesante. La mort est portée, caressée par les acteurs, cette dernière s’inscrit au même rang que les autres objets. Elle est flottante et inévitable, apparaissant d’abord en surimpression recouverte par des vagues, pour enfin conclure le film : la calavera tenue à bout de bras, ornée d’un voile vacillant au contact du vent, faisant écho au son des vagues, se jouant pour la dernière fois à nous. La mort, les vagues, le voile. Tous ces éléments se répondent et s’entre-croisent, à l’instar d’une danse lancinante entre Eros et Thanatos, la mort côtoie les voiles, légers et délicats. Occultant l’objet désiré, elle le laisse transparaître le temps d’un instant. L’érotisme du film est partout, de la lenteur des corps, de la lumière caressant les objets, les révélant jusqu’au plaisir haptique provoqué par les différents tissus manipulés par les personnages.
« Mes films commencent au moment où les autres se terminent [1]. », disait Teo Hernandez dans une conversation éponyme avec Gérard Courant Joseph Morder. Cette phrase ne pourrait pas mieux définir Salomé, opposé aux films commerciaux aux libertés restreintes voire parfois inexistantes. La singularité de Salomé se fait ressentir à chaque nouvelle image, le désir qu’éprouve Hernandez en capturant ces mouvements et ces lumières nous inonde. Une vision aussi marginale et indépendante suscite de ce fait un plaisir immense, qui nous transporte dans des régions jusqu’ici inconnues, où les sens sont en constante exaltation face à un flot d’images obsédantes et abstraites.
Chayan Bandhavong
[1] Conversation avec Teo Hernandez I – « Mes films commencent au moment où les autres se terminent », France, Gérard Courant (1979).