Au crépuscule de l’apocalypse
Sophia Antipolis (Virgil Vernier, 2018)
Rien de plus troublant que d’être confronté à des images de cinéma des lieux que l’on a côtoyés toute sa vie. Il y a deux mois, alors que je ne connaissais rien de son œuvre, un ami me conseille de regarder les films de Virgil Vernier. Très vite happée par sa vision, je me penche sur un film qui, curieusement, se déroule non loin de mon village d’enfance, dans le territoire étendu de la technopole européenne de Sophia Antipolis. Située au cœur d’une immense forêt, j’avais l’habitude de la traverser en voiture, mon beau-père y travaillant en tant qu’ingénieur. Curieuse de découvrir une vision cinématographique d'un territoire que j'avais régulièrement arpenté, je me lance, ingénue, dans le visionnage de son dernier long métrage, sans m’imaginer le malaise qu’il me procurerait.
J’avais pu observer dans ses courts métrages Thermidor et Pandore, pour n’en citer que deux, la manière crue qu’a Vernier de filmer le monde et les individus qui le peuplent. La frontière entre documentaire et fiction est poreuse, elle s’étend ou se restreint selon le film. Il explique à ce sujet, dans un entretien, que ces termes sont trop « âgés [1] » pour représenter l’intention créative derrière un film, qu’il faut se libérer de ces catégorisations. Le cinéma, pour lui, transcende cette simple dichotomie. Je suis sortie profondément touchée de nombre de ces films, mais je ne m’attendais pas au bouleversement que Sophia Antipolis (2018) allait provoquer en moi. Plus exactement, le film a fait ressurgir des souvenirs lointains, bons comme mauvais, dont je me serais peut-être passé.
Déjà, je suis mise à mal par les décors que je connais que trop bien. Entre autres, ce sont les paysages de forêts méditerranéennes, la mer, les immeubles blancs en formes d’immenses voiles de bateau. Mais aussi les bâtiments d’entreprises des années 1980, impersonnels et austères, rappelant d’une manière très directe l’architecture des bureaux américains. Ces lieux, Vernier les filme en plans fixes ; il en capture l’essence comme il a pu le faire dans Orléans (2013). La narration émerge en mettant bout à bout des espaces qui se rejoignent au sein desquels des individus se rapprochent. Il part d’un lieu, d’une réalité, d’un personnage, le reste se met en scène naturellement.
Dans le film, on suit au gré de différentes rencontres un fragment de vie des habitants de la technopole, à l'image de cette veuve d’un homme aisé, isolée car immigrée à ses 18 ans en France et originaire du Vietnam. Pour occuper ses journées, elle prend soin du premier fils de son défunt mari, mais peu à peu se rallie à un groupe d’échanges autour de la spiritualité. On s’intéresse en parallèle à deux agents de sécurité de mèche avec une milice secrète et virulente. Le fil conducteur du récit, c’est la découverte d’un corps carbonisé dans le recoin d’une pièce d’un bâtiment de Sophia Antipolis. Cet incident semble énonciateur d’une prise de conscience collective.
Si j’aborde ici des éléments de l’intrigue, le film n’es pas pour autant narratif. Il fait un constat sur l’état d’esprit profondément nihiliste dans lequel la société capitaliste nous a plongés. Un monde où l’égocentrisme et la vanité évoluent comme un motif d’isolement, de violence, de quête d’identité chez l’individu. En effet, l’esthétique du film évoque une certaine obsession pour la fracture, la fissure même. L’identité des personnages est éclatée, ils cherchent tous à donner un sens à leur existence. En témoignent des plans sur des portraits évoquant la dualité, les reflets dans un miroir ou encore dans les vitres. Des jeunes filles se rendent à peine majeures dans un cabinet de chirurgie esthétique pour réussir un casting. Leurs dialogues avec le chirurgien, qui rappelle la part déontologique de son travail, met en exergue l’absurdité des reconstitutions quasi réelles de situations violentes parfois au point où l’on se demande si la scène est réelle, ou tirée du vrai, ou complètement inventée… Le jeu des acteurs, qui majoritairement sont non professionnels, appuie cette confusion du réel, la sublime.
La dernière partie du film évoque plus clairement le thème de la dualité : l’identité du corps carbonisé est révélée, c’est une certaine Sophia, jeune fille de 16 ans. « Elle porte le nom de la ville où elle est née », c’est ce que prononce la narratrice de ce dernier quart. Elle-même confondue comme un double de Sophia tant leurs vies se ressemblent. Double d’un double, Sophia est une métaphore, celle d’une technopole en proie à l’immolation, à l’apocalypse même. Apocalypse, fin du monde : ces mêmes termes évoqués par le groupe de discussion autour de la spiritualité dans le film. Dans un plan sublime, une des membres perpétue des discours complotistes dans un crépuscule apocalyptique : le lever du soleil au-dessus de la mer, et sa voix monotone qui l’accompagne. Elle énonce telle une prophétie diverses catastrophes mondiales, potentielles existences d’extraterrestres, restrictions brutales des libertés individuelles et autres angoisses et délires sociaux… Ce plan saisit, à lui seul, la paralysie qu’engendre l’angoisse généralisée de notre société.
Or, si ces images résonnent autant en moi, c’est bien parce que j’en ai conservé un souvenir si prégnant, qui bien que nuancée, s’éloigne des thèmes sombres qu’abordent le long métrage. C’est sur cette plage que j’allais me baigner avec ma famille quand j’étais enfant. Cette ambiance lugubre de film à enquête m’a déroutée tout autant qu’elle m’a passionnée. Il faut dire qu’à plusieurs reprises, le film convoque directement des éléments de mon enfance : quelle fut ma surprise quand un plan sur une chambre dévoile un petit jouet en plastique (un arbre dépliable que je possédais et dont j’avais totalement oublié l’existence) et que plus tard dans mon visionnage, je fus encore confrontée à un objet que j’ai possédée enfant, un château rose de poupées. Je suis certaine que ces éléments visuels ont rendu mon approche du film très personnelle, puisqu’ils m’ont fait redécouvrir des aspects de moi-même. La forêt de Sophia m’évoque des trajets tard le soir, après que mes parents nous eurent emmenés à dîner chez des amis. J’étais terrifiée par ses routes sinueuses qui progressaient dans la forêt noircie par la nuit. Je ne comprenais pas vraiment d’où venait cette angoisse, mais le film a su me la faire vivre à nouveau. Je me sentais présente dans la voiture de ces deux agents de sécurité, que l’on peut voir minutieusement contrôler le territoire de Sophia. Bribes de lumières dans l’impénétrable noirceur de la forêt…
Le traitement du son dans le film me renvoie aussi vingt ans en arrière : le paysage sonore est constamment saturé par le chant bruyant, presque oppressant des cigales. Je ne suis donc déroutée ni par ce que je vois, ni par ce que j’entends, mais par la perception de ces espaces et de ces sons par le cinéaste.
La bande sonore se caractérise aussi par l’articulation de plusieurs monologues en voix off. Elles bercent le récit, et souvent se matérialise en constats sur les chemins de vie des différents personnages. Tous évoquent le point de bascule dans la marginalité. Malgré son ton assez pessimiste, le film présente la pluralité et la complexité de nos rapports sociaux, notamment notre besoin d’affirmation et de reconnaissance. Il n’est pas anodin que la caméra se déplace systématique pour accompagner le déplacement d’un personnage, liant son existence à l’espace qu’il traverse, mais aussi aux corps. Les individus s’entrechoquent, se lient à des groupes pour donner un sens à leur vie. Leurs interactions ne sont pas fortuites mais bien motivées par l’envie de faire changer les choses. La communauté agit comme un levier émancipateur face à l’oppression, même si elle pousse à la dérive : la lucidité du groupe spirituel est ainsi desservie par des théories du complot. Une milice s’occupe de sécuriser le quartier, ce bon sentiment se mue, lui aussi, en peur de l’autre. Une peur destructrice, violente, comme le témoigne une scène du film : le groupe armé s’en prend à un camp de fortune vidés de ses occupants. La mise en scène, par l’utilisation successives de gros plans et de plans d’ensembles, parvient à rendre l’action absurde. La gratuité de la violence semble le symptôme le plus coriace de cette société malade.
Après avoir tout détruit, que fait-on ? On tente de reconstruire sur les ruines du passé. La séquence finale évoque frontalement la cruauté dans la reconstruction : le son est désynchronisé de l’image, on peut entendre les pleurs de l’amie de Sophia (supposément, car il pourrait s’agir de ses propres lamentations). L’image nous montre des employés en train de repeindre l’immeuble qui a brûlé. Le mystère perdure : qui est responsable de l’immolation de Sophia ? Ultime sacrilège, on peut les voir recouvrir le coin de mur totalement noirci de flammes par une peinture blanche, toute fraîche. Le film se clôt sur un soleil noir, une éclipse. La fin d’une ère implique-t-elle le commencement d’une autre ? Ce qui est sûr, c’est que ce soleil brûle notre regard, comme tout le reste du film. On s’immole avec Sophia Antipolis, ode à l’apocalypse.
L’approche poétique de Virgil Vernier, qui repose sur l’hybridité entre documentaire et fiction, m’a donné à voir ce lieu sous un nouvel aspect. Les terres de mon enfance s’apparentent à un monde établi, fissuré et refaçonné par les excès des hommes. Le mal être généralisé du film vient se greffer aux souvenirs éclatés que l’enfance nous laisse et qui resurgissent le temps d’un plan, d’un paysage familier, d’un accessoire dans le champ, d’une phrase, pour provoquer un sentiment plus grand : la terreur qui vient côtoyer la fascination.
Tess Ardisson
[1] Propos issu d’une discussion entre Alice Diop, Virgil Vernier, Vincent Barré et Pierre Creton, animée par Marie Richeux et diffuseé sur la chaine Canal Réel. L’entretien se nomme « Filmer le Territoire ».